Aborder les sentiments de l’enfance et de l’âge adulte « avec quelques briques »

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© Avec quelques briques, de Vincent Godeau, L’Agrume, 2015.

Avec quelques briques, c’est l’histoire d’un petit garçon qui ne mangeait que des briques… Le récit aurait pu exploiter une multitude de directions, mais c’est dans un touchant périple tout en poésie et en couleurs que nous amène Vincent Godeau. Le livre pop-up se lit en trois dimensions, à travers une suite d’images percutantes qui s’animent sous nos doigts. Le point de vue narratif à la troisième personne permet une incursion dans la psychologie du personnage tout en traduisant l’universalité des thèmes traités. Le caractère universel du propos est en outre mis en exergue par un cadre spacio-temporel indéfini, qui laisse le champ libre aux petit·e·s et grand·e·s lecteur·trice·s pour définir les contours de l’histoire, et éventuellement, pour s’identifier au personnage, qui nous ressemble, d’ailleurs.

Rouge : la construction de soi, avec des briques

L’enfant grandit, donc, et se développe en dévorant ces briques, qui lui donnent de la force et aident à façonner son rapport aux sentiments et aux autres. Un jour, pourtant, des larmes coulent de ses yeux. Il décide donc de trouver d’où elles peuvent venir, et comment un garçon si fort peut-il éprouver tant de tristesse. Tel est, dans cette histoire tout en volume et en originalité, respectant toutefois le traditionnel schéma quinaire, l’élément de rupture mettant en évidence un problème à résoudre.

© Avec quelques briques, de Vincent Godeau, L’Agrume, 2015.

Par des arrangements ingénieux mêlant origami, colle et ficelles, l’auteur nous fait alors plonger dans un univers intrigant, dans lequel chaque déploiement de papier rapproche le lecteur de ce petit garçon mangeur de briques. Les complications qui vont se succéder dans l’histoire de notre petit personnage se dérouleront dans les tréfonds de son âme et de son cœur, « à l’intérieur de lui », en suscitant des émotions vives et frappantes de réalisme.

© Avec quelques briques, de Vincent Godeau, L’Agrume, 2015.

Le petit garçon découvre au fin fond de lui-même un superbe château fort, bâti avec les briques de sa force d’âme. Et ce château abrite son cœur ! Cette image traduit à elle seule si bien les différents mécanismes de protection humains qui sont mis en œuvre pour cacher des vulnérabilités et protéger des sensibilités. Les propos sont sublimés par le graphisme épuré de Vincent Godeau, qui ne ménage ni les métaphores, ni les contrastes de couleurs percutants pour susciter les plus vifs sentiments.

Bleu : débordements et sentiments, pour aller de l’avant

« Par une nuit de grand chagrin, les douves, trop pleines, inondèrent le château qui s’effondra sous les flots. » Ainsi, le château fort a ses limites, et la tristesse du cœur a raison du mécanisme de protection si patiemment mis en place par notre vaillant personnage principal.

© Avec quelques briques, de Vincent Godeau, L’Agrume, 2015.

Ce débordement de sentiments et de larmes pousse le cœur du petit garçon à gonfler, dans une métaphore magnifique de passage à l’âge adulte et d’épanouissement. Parce que ce cœur est si gros et si chargé, d’autres mécanismes devaient être imaginés pour pouvoir continuer, pour se développer : « il devait le partager ».

© Avec quelques briques, de Vincent Godeau, L’Agrume, 2015

Blanc : l’équilibre par l’ouverture à l’autre  

La solution n’est donc pas que dans le rapport à soi, mais aussi dans un échange généreux et sincère avec l’autre, dans le partage enrichissant de sentiments et dans l’acceptation de ses faiblesses et limites. Elle est aussi dans l’amour de soi et de l’autre, d’une douce moitié qu’il faut chercher et à qui il faut parvenir à s’ouvrir… Dans une situation finale bouleversante, le rouge, le bleu et le blanc laissent la place à une riche couleur verte, symbole d’apaisement et d’espoir, suggérant que la construction de soi permet ultimement de se construire en relation et dans la vie. Les briques, fil rouge de l’histoire, reviennent alors, mais pour évoquer un autre type d’épanouissement, ici le passage à la vie de couple, et la construction d’autre chose, mais à deux.

On arrive à la dernière page le cœur gros, en se demandant comment une histoire de garçon qui ne mangeait que des briques peut parvenir à si habilement capter ce qui donne un sens à nos humaines destinées.

Ce petit chef d’oeuvre en met plein la vue et plein le cœur, en réussissant à merveille le pari d’allier une esthétique minimaliste à des propos existentialistes. Avec quelques briques est une ode à l’amour, aussi, à celui qu’on bâtit en y mettant tout notre cœur, en y laissant même une partie de nous-mêmes.

Un mot sur la maison d’édition L’Agrume

Les lectrices et lecteurs intéressé·e·s par la littérature de jeunesse qui va au-delà de ce qui est attendu et qui accorde une importance marquée à l’illustration contemporaine sont fortement conseillés de regarder du côté de L’Agrume, une maison d’édition indépendante basée à Paris, qui propose de véritables petites « œuvres d’art »[1]. Ses deux fondateurs, Chloé Marquaire (direction artistique, relations libraires & presse) et Guillaume Griffon (édition), accompagnés de leur équipe d’auteurs et d’illustrateurs, entre autres, sont mus par le désir de « rendre les livres vivants, à l’image de notre société en perpétuel mouvement »[2]. Leurs ouvrages, multi-formes, magnifiques, bouleversent les conventions et offrent en effet une expérience littéraire unique. En témoigne l’application numérique Avec quelques briques, superbe mise en abîme dans laquelle l’investissement – tactile ! – du lecteur est suscité.

L’Agrume édite aussi des bandes dessinées et une revue de société thématique, toujours avec un souci esthétique et du détail incomparables.

 

[1] Propos des deux fondateurs de L’Agrume, Chloé Marquaire et Guillaume Griffon, recueillis par Delphine pour le blogue L’étagère du bas, 1er décembre 2015, Pour se pencher sur la littérature jeunesse, https://etageredubas.com/2015/12/01/lagrume/.

[2] L’Agrume, page principale, http://lagrume.org/.

 

 

par Rosalie Bourdages, assistante-doctorante à la HEP Vaud, rosalie.bourdages@hepl.ch

 

Chronique publiée le 5 janvier 2018