« A l’intérieur des méchants » : partir à la découverte de mondes les plus meublés possibles

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Je pense que pour raconter, il faut avant tout se construire un monde,
le plus meublé possible, jusque dans les plus petits détails.
Umberto Eco

Une invitation à explorer des mondes

L’ouvrage grand format de Clothilde Perrin, A l’intérieur des méchants paru en 2016 aux éditions Seuil jeunesse, est une invitation faite aux plus jeunes lecteurs à explorer un monde. Celui des contes et de leurs personnages à travers trois « méchants » – le loup, l’ogre, la sorcière – mais aussi, au détour du texte et des illustrations celui des enfants perdus, des petits cochons bien roses, des grand-mères et autres Chaperon rouge mais… surtout pas des chasseurs.

A l’intérieur des méchants (extrait), Seuil jeunesse ©

Les caches à soulever de ce livre, conçu en collaboration avec l’atelier SAJE, révèlent tantôt des chevreaux effarouchés dans la gueule du loup, tantôt une « scène gastrique » des plus étonnante pour les petits doigts qui oseront tirer, non pas la chevillette, mais ce qu’il reste du fil de suture posé sur le ventre de l’affreux loup sans oublier les victuailles gargantuesques enfouies sous le manteau de l’ogre et autres douceurs ornant la robe de la sorcière.

               

A l’intérieur des méchants (extrait), Seuil jeunesse ©

Les lecteurs pourront y découvrir les caractéristiques physiques des personnages, les secrets enfouis sous leurs costumes en manipulant les objets fétiches, tantôt attirants, tantôt rebutants, de ces méchants.

                                     

A l’intérieur des méchants (extraits), Seuil jeunesse ©

Autant de clins d’œil à leurs histoires, à leurs pensées – allez donc voir les idées lumineuses dans la tête du loup ! – à leurs points forts et à leurs points faibles. Car ces trois personnages ont accepté de se dévoiler – attention aux âmes sensibles et aux petits doigts qui vont se glisser dans ma gueule, miam, miam – et laissant qui le souhaite franchir allégrement les portes de leurs mondes.

L’expérience proposée est tout d’abord tactile et visuelle. Elle offre une voie d’accès aux « méchants » des contes – à leurs points forts, leurs faiblesses, leurs plats préférés, leurs caractéristiques physiques, leurs jeux et passe-temps, leurs objets fétiches et … leurs bibliothèques dans une carte de visite foisonnante qui n’est pas sans rappeler le travail d’investigation mené par Umberto Eco dans la construction du monde de fiction. Foisonnement des détails donc pour permettre de cheminer dans et vers les textes retenus : Le loup et les sept chevreaux, Jack et le Haricot magique et Aliochka et la Baba Yaga.

A l’intérieur des méchants (extrait), Seuil jeunesse ©

De rose et de cheminement du texte
Je retrouve des échos de ce foisonnement dans un monde dense et touffu, celui de la fiction, sous la plume d’Umberto Eco. Dans son Apostille au « Nom de la rose », l’écrivain italien livre quelques secrets de la fabrication de son roman, qui portait initialement le titre de travail, L’Abbaye du crime. Il reconnait : « Je l’ai écarté parce qu’il insiste sur la seule trame policière et ainsi pouvait indûment amener d’infortunés acquéreurs, friands d’histoire et d’action à se précipiter sur un livre qui les aurait déçus ». Il dit avoir privilégié « l’idée du Nom de la rose qui [me] vint quasiment par hasard et elle [me] plut parce que la rose est une figure symbolique tellement chargée de significations qu’elle finit par ne plus en avoir aucune, ou presque […] ». C’est donc bien le choix d’une interprétation unique que récuse l’auteur, au profit de la découverte des effets de sens du texte. « Rien ne console plus l’auteur d’un roman que de découvrir les lectures auxquelles il n’avait pas pensé et que les lecteurs lui suggèrent ». C’est donc aux plus avisés de ses lecteurs qu’Eco donne la parole, découvrant avec délice des effets de sens auxquels il n’avait lui-même pas pensé.

Faire concurrence au ministère de l’urbanisme
« Il faut construire le monde, les mots viennent ensuite, presque tout seuls ». Retraçant les origines de son écriture du « Nom de la rose », Umberto Eco relate que la première année de son travail a consisté à la construction d’un monde. L’inventaire qu’il en fournit jalonne autant de cheminements au cœur de la fiction, là où tous les détails comptent et assurent – à l’auteur comme aux lecteurs – une plongée dans le monde de Guillaume de Baskerville et d’Adso de Melk :

Longs régestes de tous les livres que l’on pouvait trouver dans une bibliothèque médiévale ; liste de noms et fiches d’état civil pour de nombreux personnages, dont beaucoup ont été ensuite éliminés de l’histoire (car il me fallait savoir aussi qui étaient les autres moines qui n’apparaissaient pas dans le livre ; il n’était pas nécessaire que le lecteur les connaissent, mais moi je me devais de les connaitre). Qui a dit que la narrativité doit faire concurrence à l’état civil ? Peut-être doit-elle aussi faire concurrence au ministère de l’Urbanisme ? D’où de longues enquêtes architecturales, sur des photos et des plans dans l’encyclopédie de l’architecture, pour établir le plan de mon abbaye, les distances, jusqu’au nombre de marche d’un escalier en colimaçon
Eco, U. (1985). Apostille au « Nom de la rose ». Paris : Grasset, M. Bouzaher, trad.

Construire un lecteur nouveau
Bien loin du lecteur érudit dont Eco rapporte les lectures dans son essai, le jeune lecteur postulé par le livre de Clothilde Perrin semble bien être le même que les enseignants et les enseignantes du primaire ont en face d’eux. Et pourtant je me plais à penser qu’il partage avec le lecteur pensé par le texte d’Umberto Eco cette qualité d’être un lecteur « nouveau », un lecteur « révélé » à lui-même :

La différence, s’il y en a, peut résider entre le texte qui veut produire un lecteur nouveau et celui qui cherche à aller à la rencontre des désirs des lecteurs de la rue. […] Mais quand l’écrivain opte pour le nouveau et projette un lecteur différent […] il veut révéler le lecteur à lui-même. (p. 58)

Dans l’accompagnement proposé par les enseignants et les enseignantes dans l’entrée dans la lecture et dans la littérature, c’est bien cette qualité de lecteur « nouveau » qui me semble la plus précieuse et la plus fascinante. Avec l’ouvrage de Clothilde Perrin, filant le motif de la bibliothèque, le chemin proposé pour ce faire va, une fois n’est pas coutume, du monde construit au texte.

A l’intérieur des méchants (extrait), Seuil jeunesse ©

par Sandrine Aeby Daghé, Chargée d'enseignement à l'Université de Genève, Sandrine.Aeby@unige.ch

 

Chronique publiée le 30 octobre 2017