Qui est le prédateur de qui ?

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Un rapace blanc majestueux devant un clair de lune. Un brin inquiétant. Seul. Mais qui peuvent être les prédateurs annoncés par le titre ?

Cet album, sans texte, s’inscrit tout de suite dans une logique graphique.
La matérialité du support nous invite à jouer et à construire des tensions contrastées entre : le noir et le blanc, le haut et le bas, le clair et l’obscur, la ville et la campagne, le positif et le négatif (tiens, comme le travail de la photo), le statisme et le dynamisme, mais aussi Magritte et Eischer, le réalisme et l’illusionnisme, ou encore le hibou grand-duc avec la chouette harfang (celle qui change de couleur suivant les saisons).

Construit en quatre moments, l’album pose le cadre, présente successivement les trois personnages qui vont s’affronter, montre le drame et esquisse une issue à de dernier.
Mais finalement qui est le prédateur de qui ? Y-a-t-il un vainqueur ? Si oui, jusqu’à quand ? L’analyse proposée s’effectue en trois mouvements qui peuvent constituer des étapes à explorer en classe.

Une première fausse piste 

Sur la première de couverture, au premier plan, l’imposant rapace nocturne trône de trois quart. Le blanc de son pelage se détache d’un fond noir. A l’arrière plan, une lune en haut à gauche devant laquelle passe une branche. Sur le dos de la couverture, quelques plumes blanches sont posées au sol. L’une d’elles est encore en suspension – témoin d’un drame récent. Il s’est donc passé quelque chose entre la première et la quatrième de couverture... Le titre au pluriel, nous invite à envisager peut-être d’autres prédateurs ...chat, chien, serpent ?

Ouvrons le livre, couchons-nous dans l’herbe sur la page de garde et terminons avec un fondu - comme au cinéma.
Dans la succession des plans, un duel aura lien entre un rapace, un chat et un rat. La double page centrale pose le drame à venir. Le rapace arbitre et les deux autres s’affrontent ? Est-ce bien entre le chat et le rat que cela va se passer ? Ou entre le rat et le rapace ? Ou encore entre le rapace et le chat ? Voire encore entre le rat et le hibou ?

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             A. Guilloppé (2007), Prédateurs, Paris : Thierry Magnier © 

Mais le rat s’élance le premier ; il est la victime désignée par le trait du stylo qui sue d’angoisse. Et s’élancent à sa suite le chat et le rapace... Nous ne voyons que des silhouettes. Le temps est suspendu ; des plumes noires sur fond de lune blanche et des plumes blanches sur fond de lune noire volent. Nous sommes témoins du drame. Pas besoin de mots. Fini pour le rongeur.

Un renversement 

Et bien non. La victime n’est pas le rat. Le renversement est marqué par une ellipse qui suspend le temps. Des plumes ont volé. Du portail, puis dans le gazon, le rat trouve refuge dans la terre. D’une butte de terre sort l’animal qui se précipite dans un trou pour rejoindre sa dulcinée. Le plus fragile est sauf. Brave, courageux, après avoir passé le labyrinthe des racines, il peut savourer sa lune de miel.

Un double lectorat pour une deuxième lecture 

En revenant au titre et à la chute, plusieurs interprétations sont possibles. En nous adressant à l’adulte, avec cette histoire d’amour, ces lunes de miel, ne sommes-nous pas à l’aube d’un nouveau duel amoureux ? L’amour n’est-il pas aussi une partie de chasse ? Dans l’animalité de nos rapports humains, qui est finalement le prédateur de qui ?

Avec ma fille de 8 ans, nous avons parlé de l’album. Elle m’a dit : « Mais Maman, le rat, dès qu’il a vu l’oiseau, il lui a tendu un piège ». Je n’avais pas pensé à cette issue...Et là...l’animal n’est plus si animal que ça...

Quelles pistes pour l’école ? 

Cet album se prête bien au jeu des points de vue, aux inférences et à la construction du rapport image-support et texte(s) à oraliser.

- A partir des images-ci-dessous, arrêtons-nous au duel, travaillons les points de vue et les sentiments des personnages :
en distribuant un rôle à chaque groupe, les élèves adopteraient le point de vue d’un des trois personnages. Ils décriraient la scène, mais aussi leurs pensées et les sentiments (peur, solitude, joie, jubilation, etc). Ils formuleraient ce qui les pousseraient à agir (les motivations : traverser le jardin, manger, juger, etc), le pourquoi et par rapport à qui. Dans l’écriture, on pourrait attribuer des traits de caractère aux personnages, les mettre en relation et discuter des rapports entre eux et de comment ils sont dessinés.

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A. Guilloppé (2007), Prédateurs, Paris : Thierry Magnier © 

- En repartant du livre, les élèves effectueraient le plan général de la situation. On pourrait aussi construire les trajets en suivant les déplacements du chat et du rat et en les situant sur les pages de l’album et en se basant sur le jeu des cadrages. Puis, depuis la scène centrale (image 3), les élèves retraceraient les déplacements du rat et du chat avant cette scène. Ils compareraient les éléments statiques (les plans, les bâtiments, la place des personnages) avec les aspects dynamiques (les déplacements).

- Les élèves pourraient expliquer le choix graphique de l’auteur en reprenant la scène où le rapace fond sur le rongeur. Pourquoi à un moment donné le rat est-il dessiné alors que les autres personnages sont découpés ? La fragilité du trait avec la fragilité de l’animal devant le rapace pourrait être relevée comme des effets de sens, comme une circulation entre le trait et le sens. Le lien avec le titre pourrait être évoqué en se questionnant sur les victimes et les prédateurs. La fonction du noir et du blanc serait également abordée en terme de contraste ; contraste qui renvoie aussi au bien et au mal...au fort et au faible...

- Puis, les élèves s’intéresseraient aux déplacements et se questionneraient sur une ellipse narrative - celle du combat de silhouettes. Ils seraient guidés par la question suivante : que s’est-il passé et qui n’est pas dessiné ? Quels blancs combler ? Quels effets sur le lecteur ? Que ressentons-nous à la vue du drame qui se joue sous nos yeux ?

Cet album sera republié en 2016 dans la collection "Encore une fois", chez Acte Sud junior. Soyez aux aguets!

Par Carole-Anne Deschoux, professeure-formatrice à la HEP Vaud, carole-anne.deschoux@hepl.ch

chronique publiée le 25.01.2016