Parler à l’aide du silence :  Migrants d’Issa Watanabe

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Migrants, Issa Watanabe © Éditions La Joie de lire, Genève, 2020.

 

Inspirée par l’actualité géopolitique, je vous propose aujourd’hui de découvrir un album émouvant, poétique, bouleversant et, somme toute, si humain : Migrants d’Issa Watanabe (©La Joie de lire, 2020). Le questionnement qui a accompagné ma lecture de cet album coup de cœur était de savoir comment et sous quelle condition la thématique délicate de la migration pouvait être abordée avec les jeunes lecteurs (dès 7 ans). Le choix de l’album répond donc à une volonté de proposer quelques activités, modestes, pour ouvrir la discussion et accompagner les élèves dans leur compréhension d’un phénomène d’actualité, auquel ils seront très certainement confrontés durant leur parcours scolaire et de citoyen·e·s. En d’autres termes, j’ai tenté de me mettre à la place des enseignant·e·s pour suggérer des pistes didactiques concrètes qui, en l’occurrence, reposent fortement sur la dimension symbolique des images.

 

 

Présentation de Migrants

 

Ce qui frappe d’emblée au contact de cet album au format carré, lauréat du Prix Sorcières 2021, c’est le contraste entre la noirceur de l’arrière-plan, renforcé par la tristesse des animaux présents en couverture, et les couleurs primaires, vives, qu’on retrouve sur les habits de ces mêmes personnages anthropomorphisés. Ce contraste, on le rencontre tout au long de l’album, puisque la couleur noire, ainsi que la détresse et la tristesse des personnages, dominent, au point où l’intrigue est ponctuée de la présence d’une allégorie de la mort, petit squelette gris à la cape colorée qui rôde en fidèle compagnon. Migrants, c’est en fait l’histoire d’un groupe d’animaux anthropomorphisés – girafe, éléphant, oie, lapin, grenouille, lion, toucan, ours, canard, etc. – qui passe par différentes étapes emblématiques du parcours migratoire. Ainsi, les animaux, déplacés, se dirigent vers un avenir incertain, où existe la possibilité d’être à nouveau en sécurité. Symboliquement, leurs mouvements et leurs regards tristes se dirigent toujours vers la droite de l’album (cf. l’image de couverture), suggérant le déplacement. Hormis les habits et les objets qu’ils possèdent, tous les personnages restent anonymes et leur histoire personnelle inconnue du lecteur, accentuant ainsi la dimension universelle l’album.

 

Migrants, Issa Watanabe © Éditions La Joie de lire, Genève, 2020.

 

Néanmoins, les moments du quotidien migratoire – les repas ou la nuit – deviennent des moments de répit pour les personnages, et donc de contemplation pour le lecteur, qui peut s’arrêter sur des scènes touchantes de solidarité, telles que les animaux adultes s’occupant d’animaux enfants, la distribution de la soupe par dame crocodile ou encore l’image de dame lapin et monsieur âne lavant la lessive de tout le monde. L’absence de texte renforce le pouvoir évocateur des images, qui disent la détresse de la réalité migratoire sans passer par le langage. Comme l’exprime si subtilement l’autrice en quatrième de couverture, Migrants, c’est un hommage aux :

Migrants, réfugiés, déplacés, bombardés, apeurés, violentés, affamés, exilés, rescapés, noyés, sans-papiers, apatrides, disparus…

Silence.

 

Les mots sont donc superflus, la dimension universelle de cette expérience humaine intolérable se suffisant à elle-même. L’album suggère dont, avec subtilité, que les mots semblent dérisoires, voire insuffisants pour décrire la réalité migratoire. À titre d’exemple : ce moment magnifique et touchant à la fois, où l’ours polaire s’approche volontairement de la Mort et choisit de mettre fin au « combat » en faveur d’une paix intérieure. C’est notamment par l’observation des différents détails esthétiques de la double planche que l’on peut inférer que l’ours s’abandonne à la Mort. D’une part, le mouvement de l’animal est pour la première fois orienté vers la gauche. Par ailleurs, l’anthropomorphisation de l’ours (habits) disparaît, comme s’il ne faisait plus qu’un avec la nature à laquelle il se livre. Enfin, par la couleur des arbres, le lecteur peut déduire que la vie, en rouge, cessera dès lors que l’ours acceptera la fleur fanée de l’allégorie de la Mort.

 

Migrants, Issa Watanabe © Éditions La Joie de lire, Genève, 2020.

 

 

Comment aborder la migration en classe ?

En parcourant l’album, en tant qu’enseignant·e, on peut être déconcerté par l’absence de texte, de même que par la caractère sombre de l’histoire relatée. En effet, les événements évoqués, certes réalistes, peuvent également paraître insoutenables pour un public enfantin. Certes, l’album finit par une double planche plus lumineuse et optimiste, où les animaux ayant survécu à la traversée en mer reprennent de l’espoir en apercevant une nature colorée et abondante, symbolisant la terre d’accueil. Néanmoins, c’est surtout la fatigue et la détresse des animaux anthropomorphisés, et plus généralement l’impitoyabilité de l’expérience migratoire, qui règnent. Dans une interview, Issa Watanabe évoque ce choix comme une volonté de ne pas cacher la réalité aux enfants, en les confrontant au contraire à la tristesse de l’expérience migratoire, sans l’édulcorer. Pour elle, cela permet avant tout de faire émerger des sentiments empathiques chez les enfants, sentiments qui peuvent ensuite devenir source de riches discussions et réflexions.

C’est également la piste didactique que je proposerais aux enseignant·e·s, notamment en lien avec à la fois des compétences didactiques en compréhension (L1 15/L1 25) et des compétences plus transversales du PER (SHS12 – Se situer dans son contexte temporel et social). Pour ce qui est de l’aspect didactique, l’album permet non seulement de travailler la compréhension et l’élaboration d’inférences, subtilement distillées tout au long de l’album, mais également l’appréciation générale d’ouvrages littéraires, notamment en créant un espace de partage et de discussion à l’intérieur duquel les élèves peuvent exprimer leur compréhension de l’intrigue, en même temps que s’identifier aux personnages, verbaliser leurs émotions ou encore établir des liens avec leur vécu ou le contexte actuel. Quant aux dimensions plus transversales, l’album, dans sa dimension symbolique, offre un regard percutent sur une réalité actuelle par rapport à laquelle les enfants sont en droit de se questionner. En ce sens, lire Migrants dans la collectivité de la classe peut être l’occasion de leur laisser la parole, tout en les guidant vers la compréhension du phénomène migratoire.

Question brûlante...

Sur la page d’accueil du Plan d’études romand figure la question suivante « Comment parler de la guerre aux enfants ? », accompagnée d’une fiche et de pistes pédagogiques tirées de l’émission Brouhaha de la RTS, ce qui montre bien l’urgence de trouver des outils concrets pour aborder l’actualité géopolitique en classe. Il me semble que la littérature jeunesse en général, et l’album Migrants en particulier, demeurent un terreau riche d’exemples subtils et édifiants permettant de traiter de la crise migratoire, en offrant un espace aux jeunes lecteurs pour comprendre l’expérience vécue par des personnes qui les entourent ou les entoureront. En ce sens, la volonté de dire par le silence, si emblématique de l’album, offre une jolie liberté aux enseignant·e·s pour s’emparer d’un sujet délicat et l’aborder avec justesse, empathie et subtilité en classe.

 

Migrants, Issa Watanabe © Éditions La Joie de lire, Genève, 2020.

 

 

Chronique publiée le 12 avril

par Violeta Mitrovic, HEP Vaud, violeta.mitrovic@hepl.ch