Des sauvages, des enfants et des élèves

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Certains albums de littérature de jeunesse peuvent paraître résistants à l’enseignant-e qui souhaiterait faire partager sa découverte, mais qui ignore sous quel angle appréhender le livre avec ses élèves et comment sera accueillie sa lecture. Cela a été le cas pour moi avec l’album de Mélanie Rutten, Les sauvagesune histoire suspendue dans le temps, située dans un univers entre rêve et réalité. Et pourtant ! Mes élèves de 4P sont totalement entrés dans ce texte.

Le récit d’une nuit extraordinaire

« C’était une nuit. C’était il y a longtemps. » Deux ombres voguent sur un radeau au milieu des marécages.

Dans les premières pages de cet album, on ne distingue que des silhouettes sombres qui se déplacent dans un environnement pouvant de prime abord paraître hostile.

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M.  Rutten (2015), Les sauvages, Nantes :  Editions MeMo ©.

Un peu plus loin, on découvre une double page colorée et illuminée grâce à une bougie allumée par deux enfants. Dans le ventre de la forêt apparaît une clairière. Là, les attendent des « sauvages ». Mais, durant cette nuit où le temps s’est arrêté, les sauvages tiendront chacun un rôle auprès de ces deux enfants qu’ils protègent. Il y a la paille qui rêve, la branche qui pense toujours aux autres, la pierre qui veille aux besoins primaires et, finalement, le petit sauvage qui s’occupe simplement de grandir. Les maximonstres de Maurice Sendak ne sont pas très loin…

La forêt est bien mystérieuse et son rôle est celui d’un personnage à part entière. L’adjectif sauvage dérive d’ailleurs du mot latin silva qui signifie « forêt, bois » (Rey, 1992, Dictionnaire historique de la langue française). Dans la forêt décrite par l’auteure, on échange ses habits, on explore, on crie, on danse, comme si l’on créait ses propres codes, sa propre société. Dès le XIIe siècle, on qualifiait de sauvages les humains – ermites ou brigands – qui vivaient dans les bois. Les sauvages de Mélanie Rutten sont-ils ceux que l’on croit ? On pense au débat entre valeurs naturelles et valeurs sociales développé notamment par Rousseau et son bon sauvage.

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M.  Rutten (2015), Les sauvages, Nantes :  Editions MeMo ©.

Le nouvel équilibre est menacé par l’arrivée du « sauvage qui fait peur ». Lui donner de l’importance revient à laisser le réel nous rattraper dans cet espace protégé. Alors on l’ignore et on se concentre sur son antagoniste −le petit sauvage en mousse dont il faut prendre soin et qui prospère, de plus en plus à l’étroit dans sa cabane.

Un autre danger encore plus imminent menace la clairière, car l’entente entre les enfants s’effrite. L’obscurité essaie de s’imposer et la clairière suit le mouvement de tension ambiant en rétrécissant.

C’est l’occasion pour le méchant sauvage de revenir encore plus grand, plus énorme qu’avant. Les habitants de la clairière ne peuvent plus l’ignorer, ils doivent affronter leurs angoisses. Alors, lui tendant la main, ils l’accueillent comme l’un des leurs et l’invitent à regarder le jour se lever. La lumière grandit, les sauvages s’endorment doucement, leurs traits se fondant dans le décor à la manière d’une nature morte. Les deux héros décident de regagner leur foyer.

Les sauvages reprennent forme quand les enfants partent au loin sur leur radeau. Prêts à accueillir de nouveaux petits fugitifs au sein de la clairière ?

Une histoire à laquelle les élèves peuvent s’identifier : arrêt sur quelques moments forts

Cet album illustré à l’aquarelle peut donner d’emblée un sentiment d’étouffement. Etouffement dû aux images à fond perdu, à la forêt représentée de manière foisonnante et imposante, au texte incrusté dans l’image. Cependant, plus la narration progresse, plus l’auteure laisse de l’espace et la lumière s’imposer dans le rapport texte-image.

Ce choix dans l’utilisation des couleurs a été discuté avec mes élèves de 4P, ceci dans le cadre d’un échange qui a suivi la lecture de l’album en grand groupe.

Je commence par questionner les enfants sur les images. Une élève remarque alors que les pages sont sombres au début de l’album. C’est le début d’un échange très intéressant entre nous tous :

- Pourquoi est-ce sombre au début ? Quel effet a voulu donner l’auteure du livre ?

- Pour que ça fasse mystérieux ! répond Rahma.

Les élèves font également naturellement le lien avec la palette des couleurs chaudes et froides étudiée en arts visuels.

Les interprétations concernant les intentions et les pensées des personnages s’avèrent diverses. Pourquoi les enfants partent-ils de chez eux ? La discussion s’oriente alors vers le vécu des élèves. Leur possible envie de parfois quitter leur foyer pour un monde où tout serait possible semble être un sentiment partagé par une majorité du groupe.

Le dénouement fait pencher certains élèves en direction du caractère onirique de cette histoire ; les deux héros auraient donc fait un rêve… D’autres élèves, comme Enzo, s’imaginent plutôt une escapade extraordinaire dans la nature.

Et que va-t-il se passer ensuite ? A cette question, le groupe répond majoritairement que les héros vont retrouver leurs parents. Néanmoins, un élève soutient qu’ils sont orphelins.

La dernière page représente les sauvages observant les enfants partir au loin. Là, les sentiments attribués aux personnages par les élèves varient. Un premier fait l’hypothèse que les sauvages sont tristes. Une deuxième est en désaccord avec cette interprétation. Et Mathias de conclure : « Ils sont émus : contents et tristes à la fois. »

Je pose une dernière question au sujet du titre de l’album. Unanimement, les élèves estiment que ces sauvages ne méritent pas qu’on les appelle ainsi !

Finalement, l’intertextualité avec le conte des trois petits cochons est aisément repérée par Jason lors de l’énumération des différents matériaux dont sont constitués les sauvages.

Je me suis demandée si cet album pourrait s’adresser à des élèves plus âgés.

On sait, grâce à la psychologie du développement, qu’il n’est pas facile pour des enfants de se repérer dans le temps jusque vers l’âge de 7 ans. Au cycle 2, outre l’intérêt d’une lecture-cadeau, je pense qu’il serait intéressant de travailler ce texte avec l’intention d’y repérer des éléments du système des temps. On pourrait alors observer ensemble la façon qu’a l’auteure de jouer sur l’idée de longévité, d’une temporalité qui s’étire, par l’usage prégnant de l’imparfait dans le récit.

Car ainsi s’achève cet album si singulier :

« C’était une nuit et c’était il y a longtemps. C’était leur nuit. »

Par Anne-Claire Blanc, chargée d’enseignement à la HEP Vaud et enseignante au cycle 1, anne-claire.blanc@hepl.ch

Chronique publiée le 04.04.2016