Avec les fugitifs : lire le présent à partir du futur

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L’intrigue du roman de Valérie Dayre et Pierre Letterier se noue autour de la disparition de deux jeunes personnages provoquée par une expérience scientifique qui a pour le moins « mal tourné ».

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     V. Dayre & P. Leterrier (2015), Fugitifs du futur, Genève :  La Joie de lire. ©

S’il est une catégorie de roman pour la jeunesse qui divise les lecteurs auxquels elle s’adresse en premier lieu, c’est bien celle des récits de science-fiction : souvent les amateurs du genre le sont devenus à leur adolescence, tandis que les autres s’y sont frottés sans conviction au même âge, l’abandonnant vite et souvent définitivement. Comme le chroniqueur de Fugitifs du futur fait partie de cette seconde classe de lecteurs, il n’allait pas de soi pour lui d’entrer directement en connivence avec l’univers anticipé dans lequel évoluent ces « fugitifs ». Mais dépasser ses propres a prioris est toujours signe d’une certaine forme de vie… au moins intellectuelle. C’est la dimension pédagogique qui s’offre le mieux à la valorisation.

La captation des jeunes lecteurs est notamment assurée par le recours à des personnages de leur âge, auxquels ils peuvent s’identifier, liés par divers types de relations (familiale, amoureuse, professionnelle). L’immersion au sein de la « diégèse » est aussi facilitée par la mention de codes, d’outils ou de supports contemporains de communication (émoticônes, portables, SMS, réseaux sociaux…), via l’allusion au cinéma actuel (Matrix, Millenium, Tarantino, Spiderman ou James Bond….), ainsi que l’insertion dans la trame narrative de discours sociaux adressés connus des adolescents (lettre, article de presse, blogs, …). On aurait cependant pu aisément intégrer des éléments interactifs avec des sites web existants par exemple, notamment pour développer la visualisation de certains référents. Le renvoi à des personnalités comme le cinéaste Claude Lelouch ou le sociologue Pierre Bourdieu infléchit en revanche de façon un peu forcée le recours à l’intertextualité.

Par ailleurs la langue du récit ouvre à une attitude introvertie envers les signes linguistiques : nombreux sont les passages dotés d’une tonalité humoristique en raison de jeux avec la part matérielle des mots (paronymes, anagrammes, homophones, néologismes…). Il n’est pas rare que le narrateur se fende d’une glose métadiscursive, commentant des propos qu’il vient de tenir. Le travail sur les registres de langue, plus ou moins soutenus, rend réaliste l’appréhension de la plupart des personnages. Si le narrateur s’autorise parfois à recourir à des termes ou des formulations certainement inconnus des jeunes lecteurs (par exemple le vocabulaire de la domologie), il n’hésite pas non plus à renvoyer, à travers la syntaxe et le lexique, à un imaginaire oral du français (rares sont les emprunts ou la mention à d’autres langues).

Le roman s’assure sinon de l’attention des lecteurs en multipliant les rappels d’éléments connus, au risque parfois d’allonger ou du moins d’alourdir quelque peu la progression d’un récit assez linéaire (quelques analepses sont à relever parmi les sept chapitres de l’ouvrage). Enfin, des effets de style indirect libre et des agencements de type parataxique font agréablement varier les points de focalisation autour de la trame.

Ces Fugitifs du futur multiplient en somme les voies d’accès à un univers qui interroge l’apport de certaines avancées technologiques (le don de télépathie voire d’ubiquité ou de transparence) relativement au destin de l’Homme et relativement à ce qui participe de l’humanité de ce dernier : sa prétention à une certaine forme de liberté. Même si l’intrigue prend une tournure policière (c’est là certainement la « touche Leterrier »), avec ses réseaux d’agents, de kidnappeurs ou d’informateurs, et même si le roman s’ouvre en particulier au monde de l’art du futur, c’est avant tout un questionnement sur le transhumanisme qui s’y trouve proposé. Avec cette fuite au travers d’une révolution nano-bio-électronique, l’éditeur genevois, avec lequel V. Dayre collabore depuis longue date, propose un roman qui mêle diverses interprétations, notamment complotistes ou souverainiste, aux résonnances ni fugitives et encore moins futuristes…

Par Vincent Capt, chargé d’enseignement à la HEP Vaud et maître assistant à l’Université de Lausanne, vincent.capt@hepl.ch

chronique publiée le 4.01.2016