Une lecture graphique des contes rascaliens  (partie 1 : Le Petit Chaperon rouge)

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Rascal, Le Petit Chaperon rouge, Paris : L'Ecole des loisirs. ©

Rascal, auteur de littérature jeunesse connu pour ses albums souvent ambigus, aux fins ouvertes qui ne présagent pas forcément un dénouement heureux, revisite quatre contes connus du grand public de façon originale. Il choisit d’utiliser uniquement l’illustration pour redire à sa manière Le Petit Chaperon rougeHänsel et GretelBoucle d’or et les Trois Ours ainsi que Les Trois Petits Cochons

Des albums sans texte donc. L’interaction image-texte, propre au genre de l’album, naît alors d’un dialogue entre les illustrations de l’ouvrage et la réactivation de l’histoire par la mémoire du lecteur. Ce dernier doit effectivement connaître le conte pour proposer une interprétation des illustrations et de l’enchaînement narratif de celles-ci. Notons également que dans cette série d’albums, le péritexte [1] constitue un lieu intéressant utilisé par Rascal pour disposer d’éventuels indices à même d’orienter le parcours du lecteur. Si la couverture (première, deuxième, troisième et quatrième de couverture) prolonge la narration jusqu’à parfois en faire partie, la page de titre donne des clés de lecture non négligeables, telle que la version du conte choisie (« d’après Charles Perrault » pour Le Petit Chaperon rouge par exemple) ou encore une métaphore de la narration à l’œuvre dans l’album (la machine à coudre dans Le Petit Chaperon rouge ou le domino dans Boucle d’or et les Trois Ours).

Pour chaque conte, Rascal choisit, crée et utilise des éléments graphiques – couleur, typographie, esthétique du trait entre autres – pour élaborer un objet de communication : la narration d’un conte traditionnel. Il serait dommage de ne pas tenir compte de cette qualité graphique dans l’exploitation didactique d’une série d’albums qui a su faire la part belle à l’image. C’est effectivement l’occasion de sensibiliser les élèves au fait que l’exploration de l’image est constitutive du parcours interprétatif du lecteur d’albums. Cette chronique propose donc une lecture graphique du Petit Chaperon rouge en s’intéressant au traitement de la couleur rouge.

La couleur du Petit Chaperon rouge 

Dans cet album, le rouge renvoie au vêtement de la fillette, mais il peut être également utilisé de manière à attirer l’œil du lecteur sur certains éléments de la page ou encore à suggérer une interprétation symbolique de la couleur. L’idée d’employer la couleur à des fins esthétiques n’est évidemment pas à exclure, pouvant ainsi se cumuler aux usages qui viennent d’être évoqués.

Lors d’un travail en classe, il s’agirait alors de permettre aux élèves de construire une interprétation de l’album fondée sur l’utilisation de la couleur rouge et en accord avec le conte du Petit Chaperon rouge (la version de Perrault, comme l’indique Rascal sur la page de titre).

En guise de préambule, après avoir découvert les spécificités de l’album proposé et lu le conte de Perrault,  nous pourrions demander aux élèves de repérer des éléments rouges dans l’album et d’expliquer pourquoi ils sont de cette couleur. La symbolique du rouge serait abordée, notamment en développant les connaissances des élèves à partir de ce qu’ils savent déjà. Voici quelques exemples du sens attribué au rouge : c’est la couleur du danger, de l’interdiction. C’est également la couleur de l’amour, de l’érotisme ou encore la couleur du sang, de la colère, du feu (voir les ouvrages de Michel Pastoureau, historien médiéviste et spécialiste de la symbolique des couleurs). Il s’agirait aussi d’insister sur la distinction entre la symbolique du rouge et son aspect descriptif ou esthétique.

Dans un second temps, les élèves auraient à lister les éléments rouges qui apparaissent par double page dans un tableau pour ensuite les regrouper dans un minimum de catégories. Il s’agirait ainsi de construire une interprétation en sachant que plusieurs interprétations sont possibles. L’objectif serait alors de trouver une cohérence à l’utilisation de la couleur rouge en lien avec le conte de Perrault en laissant le moins d’éléments de côté. On chercherait donc à construire des catégories en les associant au récit pour valider leur pertinence.

Voici une des interprétations possibles de l’album composée d’une catégorisation suivie d’un commentaire justificatif :

Pagination Couleur du Chaperon (descriptif-symbolique) Couleur du danger (symbolique) Couleur du sang, de la mort (symbolique)
Première de couverture les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge
Deuxième de couverture un trait en zigzag qui traverse la page et s’arrête
Page de titre une bobine de fil installé sur une machine prête à coudre
Pages 1-2 la page où se trouve une paire de ciseaux
Pages 3-4 la page où se trouvent les vêtements du Petit Chaperon rouge & les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge
Pages 5-6 les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge
Pages 7-8 la maison du Petit Chaperon rouge
Pages 9-10 les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge
Pages 11-12 les vêtements portéspar le Petit Chaperon rouge le mercure du thermomètre
Pages 13-14 les vêtements porté par le Petit Chaperon rouge
Pages 15-16 les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge le parterre de fleurs qui borde le chemin
Pages 17-18 la bulle contenant les paroles du loup
Pages 19-20 les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge la fenêtre de la maison de la grand-mère
Pages 21-22 les yeux du loup
Pages 23-24 les vêtements portés par le Petit Chaperon rouge l’entier de la dernière page
Qautrième de couverture le fond de la page qui entoure une bandeau où figure cinq parties du corps humain (bras, jambe, œil, oreille, dent)

Dans notre interprétation, la plupart du temps, le rouge renvoie au Petit Chaperon rouge, puisque la couleur sert à décrire ses vêtements. La deuxième de couverture, la page de titre, les pages 1-2 ainsi que les pages 3-4 font référence au domaine de la couture (fil rouge en zig zag ; bobine de fil rouge ; ciseaux ; découpages de la robe et du chapeau qui sont ensuite portés par le Petit Chaperon rouge). Toutefois, la notion de fil rouge peut également renvoyer au récit qui tourne autour de la fillette et dont le parcours prend fin abruptement à l’image de la ligne en zigzag qui se termine en fil arraché sur la deuxième de couverture. A ce sens, le rouge décrit le Petit Chaperon rouge, mais symbolise également son parcours tragique. Le loup lui a cruellement arraché la vie. Finalement, une autre interprétation du fil rouge peut être envisagée et faire référence à l’activité interprétative, la ligne cousue en zigzag symbolisant non plus le parcours du personnage, mais celui du lecteur qui construit petit à petit le sens de l’histoire.

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Rascal, Le Petit Chaperon rouge, Paris : L'Ecole des loisirs. ©

Nous avons également choisi de mettre la bulle contenant les paroles du loup (pp. 17-18) dans cette catégorie, puisqu’il imite les dires du Petit Chaperon rouge. Nous aurions toutefois également pu placer cette double page dans les deux autres catégories, mais nous avons choisi de mettre l’accent sur le contenu de la bulle, c’est-à-dire les paroles prononcées par le loup et non sur la fonction de celles-ci dans le récit (danger / mort).

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Rascal, Le Petit Chaperon rouge, Paris : L'Ecole des loisirs. ©

Nous avons associés le rouge du mercure du thermomètre à la symbolique du danger tout comme le parterre de fleurs qui borde le détour emprunté par la Petit Chaperon rouge. Le premier, pour des raisons évidentes qui tient la fièvre comme un facteur inquiétant, signe de maladie. Le second, en justifiant le fait que c’est ce détour emprunté par le Petit Chaperon rouge qui permet au loup de mettre sur pied son plan diabolique. Ces deux éléments étaient moins évidents à catégoriser et il nous semble que l’intérêt da la catégorie « danger » est moindre dans l’interprétation globale de l’album, si ce n’est qu’il peut s’agir d’une transition entre le rouge du Petit Chaperon rouge et celui symboliant la mort véhiculée par le loup.

Finalement, les dernières doubles pages comportant du rouge évoquent toutes le caractère mortifère du loup : la fenêtre rouge faisant écho au meurtre de la grand-mère qui se déroule à l’intérieur de la maison, le regard sanguinaire du loup, la dernière page entièrement rouge après que le Petit Chaperon rouge est entré dans la maison évoquant le carnage final. La quatrième de couverture, à sa manière, peut également être associée à une telle symbolique. Le rouge sert à encadrer des dessins de parties du corps humain à la base des questions du Petit Chaperon rouge, s’étonnant de l’étrange anatomie de sa grand-mère et auxquelles le loup répond. Ce jeu de questions-réponses aboutit à la dévoration du Petit Chaperon rouge par le loup (« Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea. »).

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Rascal, Le Petit Chaperon rouge, Paris : L'Ecole des loisirs. ©

Si cet exercice vise en premier lieu à mettre l’accent sur l’aspect graphique de l’œuvre de Rascal, il a également l’avantage de permettre aux élèves de s’essayer à la construction d’un parcours interprétatif. Il s’agit effectivement, par le travail demandé, d’attribuer un sens cohérent à l’album en prenant en compte sa globalité. Certains choix doivent être faits, ce qui rend compte de la pluralité des interprétations possibles, mais également du degré de pertinence de celles-ci. Si une multitude d’interprétations est envisageable, selon la justification des catégorisations opérées, toutes ne se valent pas. Les exigences de cohérence (lier le graphisme à l’histoire), d’exhaustivité (prendre en compte tous les éléments) et de globalité (considérer l’entier de l’album), posées dès le départ de l’exercice comme les vecteurs d’une interprétation valide, servent alors à évaluer la pertinence des lectures proposées.

L’album de Rascal, par son graphisme et sa résistance (c’est un vrai défi interprétatif), possède donc des qualités indéniables qu’il serait dommage de réserver uniquement aux petites classes au motif qu’il s’agit d’un livre d’images. Le primat de l’illustration sur le texte n’est pas forcément le signe d’un manque, mais éventuellement celui d’une richesse que l’école a tout intérêt à exploiter dans un monde faisant la part belle à l’image…

[1] Le péritexte, tel qu'il a été défini par G. Genette, désigne les éléments qui entourent et prolongent le texte à l'intérieur du livre (le titre, les sous-titres, les intertitres, les nom de l'auteur et de l'éditeur, la date d'édition, la préface, les notes, les illustrations, la table des matières, la postface, la quatrième de couverture...)

Par Vanessa Depallens, assistante à la HEP, vanessa.depallens@hepl.ch & Emilie Benvegnin, graphiste, http://cargocollective.com/emiliebenvegnin

Chronique publiée le 9.05.2016