Les définir en recourant à la préposition « sans » laisse supposer qu’il manque quelque chose aux albums sans texte. Or, on pourrait se dire qu’ils ont quelque chose de plus : une place entièrement dévolue à l’illustration, un récit porté par les images et un texte (oui) où les interprétations des lecteur·rices s’élaborent en se fondant sur l’observation fine des indices de l’iconographie.

Avec La nuit de la fête foraine, les nouveaux moyens d’enseignement romands pour le français, au cycle 1, ont choisi un album sans texte pour le parcours dédié au récit d’aventure : Voie Livres a présenté les enjeux d’apprentissage inhérents à cet album. Dans une autre chronique, c’est l’album Migrants qui était mis en valeur, parvenant à dire l’indicible, en se passant de mots. L’Institut Suisse Jeunesse et Médias, quant à lui, a réalisé plusieurs chroniques présentant un florilège d’albums sans texte.

Avec leur aimable et généreuse autorisation, nous sélectionnons ci-dessous des ouvrages qui pourraient intéresser les enseignant·es du cycle 1, du cycle 2 et même du cycle 3. Traiter du récit, de la focalisation, de l’image, du système des personnages, en analysant des albums sans texte : voilà des objets d’enseignement et d’apprentissage qui contribueront à développer les compétences en analyse des élèves, tout en soutenant leur réception singulière des textes.

Sara, La traque, Thierry Magnier, 2018

« La traque » © Éditions Thierry Magnier

Un chasseur, une forêt, une proie. L’auteure et illustratrice Sara raconte, sans un mot, la course-poursuite dans les bois entre un chasseur et un cerf, lors d’une journée d’automne. On imagine déjà l’issue du livre mais une rencontre inattendue va changer le cours des choses… L’album sans texte est illustré à l’aide de papiers déchirés de couleurs sombres et chaudes. Ici et là, des rabats à soulever, pour voir ce qui se cache derrière, ponctuent le récit.

Les images de Sara sont d’une grande expressivité. Pas besoin de mots pour exprimer ce qui se trame dans les bois car les images parlent d’elles-mêmes. Le lecteur imagine le calme environnant, ressent le danger imminent, entendrait presque le son « pan ! » bien qu’il ne soit pas écrit, voit la détermination dans le regard du chasseur et la panique dans les yeux de ceux qui sont traqués.

C’est un album assez intimidant, par son sujet et par son absence de mots, pourtant le lecteur est très vite happé dans sa lecture car La traque est d’une grande richesse narrative. L’album se lit d’abord à toute vitesse, car la tension dramatique est très bien maîtrisée, puis une deuxième lecture et une autre encore… Les rabats sur certaines pages se mêlent aux superpositions de papiers déchirés et sèment le doute chez le lecteur qui ne sait plus où se situe le rabat, qui ne sait plus, finalement, comment lire le livre. Car les rabats créent la dynamique du récit, créent la tension dramatique. Il ne s’agit pas seulement de dévoiler ce qui serait caché, comme c’est le cas dans d’autres albums jeunesse : ici, c’est la suite du récit qui est dévoilée au lecteur au fur et à mesure qu’il tourne les pages et soulève les rabats. C’est un lecteur-acteur de sa lecture. Les pleines pages d’illustrations, très cinématographiques, ajoutent également à la tension du récit.

On passe, au fil de la lecture et des évènements, des tonalités grises au marron, au jaune, pour retourner progressivement vers le gris. Est-ce une indication temporelle ? Une manière de faire monter la tension dramatique ? La dernière page tournée, on se demande déjà si on n’a pas raté quelque chose, une information essentielle. La traque est un album qui se lit comme un page-turner et qui demande à être lu et relu.

Walid Serageldine, Le voisin, La Joie de Lire, 2021

 « Le voisin » © La Joie de Lire

Ah, la mitoyenneté ! Lorsqu’un rhinocéros et un éléphant vivent côte à côte, il arrive que les relations soient… complexes. Ainsi, une pomme tombe du mauvais côté et le rhinocéros s’empresse de la rejeter dans le jardin du voisin. Si un cerf-volant a l’audace de survoler le ciel au-delà de la limite, les ciseaux viennent mettre un terme à cette promenade céleste. Et puis parfois, le ton monte ! Il suffit d’un bruit ou d’un sursaut et c’est la bataille... avec un jet d’eau. Car avoir le calme, cela se mérite ! Mais quand c’est enfin paisible et que l’on se retrouve seul, n’est-ce pas… trop tranquille ?

Cet album sans texte est très sonore ! Le lecteur a réellement l’impression d’entendre les explosions, les rires et les colères ! Et la vie déborde des pages. Quel habitant n’a pas eu un voisin qui l’énervait ou qui, à l’inverse, le critiquait sans cesse ? Ces relations difficiles sont bien mises à l’honneur au sein de cet album au format à l’italienne. Au dénouement, le message est clair : mieux vaut apprendre à vivre ensemble que préférer vivre chacun dans son coin.

Alice Bossut, Groun Grount, L'atelier du poisson soluble, 2023

« Groun Grount » © L'atelier du poisson soluble, 2023

Comment était la vie au Paléolithique ? Comment se déroulait une journée ? Et la préparation des repas ? Et qui partait chasser ? Dans cet album sans texte, aux chaudes couleurs rupestres, Alice Bossut présente la vie d’une famille, et surtout d’une femme, dont les journées se succèdent et ne se ressemblent pas. Le travail est intense : il faut fabriquer des tissus, porter du bois, s’occuper des enfants et fuir les dangers. Et puis, quand le calme revient et que les enfants dorment, la femme artiste peut enfin s’exprimer sur les murs de sa caverne et laisser une trace de son histoire.

Sans un mot, mais non sans émotion, l’autrice livre ici une très belle histoire riche en rebondissements, qui fait découvrir au jeune lecteur une vie passée pleine d’aventures. La succession des pages à l’italienne fait aussi naître le suspense et la peur : le lecteur a vite envie de tourner les pages pour découvrir le fin mot d’un épisode et connaître la suite du récit de la protagoniste en danger. Aussi, loin des clichés, les scènes narrées mettent pareillement en scène les hommes et les femmes, tantôt à la chasse ou à la couture. Instructif et divertissant, cet album met ainsi parfaitement en valeur l’art rupestre tout en montrant la puissance des récits qui peuvent jaillir des pages, même sans un mot.

Hye-Eun Kim, Le crayon, CotCotCot Editions, 2022

« Le crayon » © CotCotCot Editions

Une lame taille un crayon vert. Tels des pétales, les pelures tombent délicatement et rejoignent une bouture discrète au bas de la page. L’illustration suivante nous fait comprendre que les pelures sont en réalité des feuilles qui garnissent les branches accueillantes d’un arbre. L’arbre cède la place à une forêt riche d’une variété d’espèces. La forêt s’étend, se gonfle de nouvelles plantes, s’étoffe de la présence d’animaux. Une laie surveille ses petits, un cerf chuchote à l’oreille d’une biche. Soudain une bourrasque de vent secoue violemment la cime des arbres, des oiseaux s’envolent par nuées. Les arbres sont coupés, leurs troncs atterrissent tragiquement au sol avant d’être emportés sur un camion jusqu’à une usine qui fabrique des crayons de couleur... La boucle est-elle bouclée ? Pas tout à fait. Une fillette achète un crayon vert et se met à dessiner. D’abord un tronc, puis des arbres entiers qui s’amassent jusqu’à devenir une forêt. Curieux, les animaux reviennent et observent la jeune illustratrice en herbe. La petite fille plante le crayon qui se voit pousser des branches...

Ce sublime album se passe aisément de textes, tant les illustrations délicates de Hye-Eun Kim, réalisées évidemment au crayon de couleur, parviennent à composer un monde naturel fertile et merveilleux, dans lequel notre regard se perd avec bonheur. En se concentrant sur le cycle d’un crayon (son origine, sa fabrication, son impact sur l’environnement), l’autrice-illustratrice coréenne interroge les objets de notre quotidien et nous rappelle les conséquences de leur production souvent polluante et destructrice. Une réponse possible : la force de l’imaginaire, puisqu’un modeste crayon possède le pouvoir d’ébaucher une nouvelle réalité. Accessible à tout âge, poétique et puissant, un immense coup de cœur !

Jenny Guillaume et Maxime Péroz, Le zèbre et le prisonnier, Le Diplodocus, 2022

« Le zèbre et le prisonnier » © Le diplodocus

Cet album minimaliste, tout en bleu nuit sur fond blanc et sans parole, est une petite perle d’humour et de poésie, un concentré d’inventivité sur le thème de la liberté. L’histoire commence dans une cellule : un prisonnier en tenue rayée se morfond, boulet au pied, lorsque les barreaux de sa cellule s’évaporent miraculeusement. Derrière, un zèbre l’attend et c’est parti pour la grande aventure !

Édité au Diplodocus, Le zèbre et le prisonnier est l’œuvre conjointe d’une artiste, Jenny Guillaume, et de Maxime Péroz, venu du monde de la bande dessinée (il a créé notamment l’univers de L’odyssée du temps, une série de BD de science-fiction parue aux éditions Paquet). À dire vrai, le livre se lirait plutôt comme un film, ou dans l’esprit flipbook où chaque image en entraîne une autre, amène la surprise. Pas de détail superflu : le dessin va droit au but. Et les auteurs s’amusent avec le graphisme des lignes à mesure que notre prisonnier et le zèbre qui l’accompagne cheminent : après les hauts murs et la forêt verticale, les courbes simulent des chemins qui divergent, se croisent puis convergent, se transforment ensuite en lignes électriques où viennent se poser les brins d’herbe devenus eux-mêmes oiseaux puis notes de musique… Enfin, une fois lavé de ses rayures, le zèbre se change en cheval puis le boulet avale toute la page et nous plonge dans la nuit ; et nos deux zèbres complices, tranquillement allongés dans l’herbe, n’ont plus qu’à admirer le ciel étoilé!

En format à italienne, le livre – qui parle aussi d’entraide dans la difficulté – peut se savourer à tout âge tant il est riche de trouvailles réjouissantes.

Jihyun Kim, L’été dernier, Seuil Jeunesse, 2022 

« L’été dernier » © Seuil Jeunesse

C’est les vacances ! Une famille quitte la ville direction la campagne. Après un long voyage, père, mère, enfant et chien arrivent à destination. La maison se trouve dans un écrin de verdure, au milieu de la forêt. Accompagné de son chien, le garçon découvre les lieux. Il plonge dans un lac, nage au milieu d'un banc de poissons et profite de se sécher au soleil. À la nuit tombée, nez et truffe en l'air, maître et animal contemplent la voie lactée.

Véritable plongée dans un paysage naturaliste : Jihyun Kim, autrice-illustratrice coréenne, illustre avec minutie et talent la structure des feuilles d'arbre, un parterre de fougères, l'éclat de l'eau ou encore les rayons du soleil. Sous l'eau, sur terre, dans la lumière matinale ou crépusculaire, les éléments jouent le rôle principal de cette balade estivale. Un sentiment de gratitude vis-à-vis de la beauté du monde se dégage de cet album qui reproduit à merveille l'essentiel. Une pépite ! 

Marc-Antoine Mathieu, Sens, Delcourt, 2014

Une flèche noire pour titre. Un homme dirigeant son regard dans la direction indiquée pour image de couverture. Avec un tracé très épuré et des images en noir et blanc, l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu nous invite à la recherche d’un Sens.

Au commencement, il y a une petite flèche de lumière blanche au sein de l’obscurité. Le pictogramme invite à l’ouverture d’une porte. Ainsi débute le long périple d’un voyageur mystérieux. Suivant le chemin de sa vie, muni d’une valise, d’un manteau et d’un chapeau, l’homme aux yeux dissimulés – qui pourrait être vous, qui pourrait être moi – est propulsé dans un décor vertigineux, tantôt désertique, tantôt aquatique, fait de lignes d’horizons et de flèches, observables dans l’infiniment grand ou dans l’infiniment petit.

La vue de cet homme avançant seul dans un monde à première vue peu accueillant provoque un brin d’étourdissement. Il n’est pourtant jamais réellement désorienté : de nombreux indices placés tout au long du chemin (mais aussi dans son propre bagage) lui permettent une progression lente mais confiante. Bien que parfois emporté vers des lieux inhospitaliers, le voyageur, grand observateur, finit toujours par retrouver le chemin qui est le sien.

Voici un livre « sans titre » (mais répertorié avec le titre Sens), qui nous invite à nous projeter dans le personnage du voyageur en quête de sens et, comme lui, à rester attentif ou attentive aux signes que la vie dépose sur notre chemin et qui sont visibles autour de nous. Car quelque part se trouve toujours une réponse.

«Sens», de Marc-Antoine Mathieu (©Delcourt)

Chronique rédigée par les collaborateur·rices de Ricochet (ISJM) et par Sonya Florey (sonya.florey@hepl.ch), professeure ordinaire à la HEP Vaud.