Le roi du Marais, écrit par Catherine Emmett et illustré par Benjamin Mantle © Gautier-Langereau, 2021

La littérature jeunesse comme terrain d’expérimentation

Au printemps 2024 se tenait l’exposition intitulée “La littérature jeunesse comme terrain d’expérimentation” à la Bibliothèque Cantonale Universitaire de Lausanne, sur le site de la HEP Vaud. Fruit de la collaboration des Unités d’Enseignement et de Recherche Mathématiques et Sciences de la nature (MS)[1] et Enseignement, apprentissage et évaluation (EN)[2] de la HEP Vaud avec la BCUL[3], celle-ci s’adressait tant aux enseignant-e-s en formation initiale (en lien avec le module de didactique des apprentissages fondamentaux), qu’aux professionnel-le-s de terrain ou en formation continue. Elle visait plusieurs objectifs : sensibiliser à la mobilisation d’albums jeunesse pour enseigner au cycle 1 et rendre possible une grande variété d’apprentissages (savoirs inscrits dans une discipline comme par ex. les sciences, savoirs transversaux, apprendre à jouer à faire-semblant, développement d’un rapport à la discipline à travers par exemple la démarche d’enquête).

Par l’imaginaire qu’il suscite chez les élèves, un album peut être le point de départ de situations d’apprentissages en classe investissant des savoirs divers. Une sélection d’ouvrages jeunesse propice à soutenir la construction de concepts, du raisonnement scientifique, ou encore à enrichir des compétences de jeu a ainsi été élaborée. Les démarches pédagogiques à partir de la littérature jeunesse sont par ailleurs multiples. L’exposition présentait deux approches différentes permettant d’investir la littérature jeunesse pour soutenir une démarche d’exploration des savoirs des élèves : la fiction réaliste d’une part, et le Conceptual Playworld d’autre part. La sélection thématique, pérenne, reste accessible en bibliothèque (cf. QR code)[4].

Cette chronique se propose de donner un aperçu du Conceptual Playworld, ainsi que de faire le récit d’une expérimentation en classe autour d’un album jeunesse, intitulé “Le roi du Marais” écrit par Catherine Emmett et illustré par Benjamin Mantle, publié aux éditions Gautier-Langereau.

Les ingrédients indispensables

Que cela soit pour s’essayer à l’approche de la fiction réaliste ou du Conceptual Playworld, certains éléments incontournables s’imposent. Il s’agit, bien évidemment, de choisir un album jeunesse. N’importe quel album fait-il pour autant l’affaire ? Un album proposant une histoire complexe, comptant plusieurs personnages qui vivent des émotions susceptibles de créer une identification avec son lectorat, ainsi qu’un obstacle à dépasser ou un problème scientifique à résoudre se révèle particulièrement approprié. Les récits opposant une résistance forte à la compréhension, où le lecteur parvient à en tirer plus que ce qui y est explicitement dit (Tauveron, 1999), peuvent ainsi s’avérer particulièrement féconds. Les illustrations de l’ouvrage, riches et figuratives, n’en soutiendront là aussi que davantage l’entrée dans le travail proposé aux élèves. Il va cependant sans dire que tout cela se révèle insuffisant sans l’implication d’un-e enseignant-e mettant son imagination en mouvement pour soutenir la démarche, tout en plaçant son expertise et sa compétence ludique au service des apprentissages potentiels. En effet, les albums ne peuvent être pensés comme porteurs de savoirs directement identifiables et compréhensibles par les élèves. La médiation de l’enseignant-e accompagnant l’apprentissage proposé est donc tout aussi importante que le choix de l’album. A l’âge de l’entrée dans l’écrit, la présence de l’adulte est en effet présupposée pour accéder à la lecture, ce qui suggère de ne pas laisser les modalités d’accompagnement de l’album jeunesse au hasard en classe (Bonnéry, 2010).

S’immerger ensemble …

Pour s'immerger ensemble dans un univers riche de découvertes potentielles, il s’agit tout d’abord de favoriser une empathie avec les personnages de l’album, tout en identifiant ou co-construisant le problème avec les élèves. Le problème peut être inhérent à l’histoire comme il peut être imaginé par l’enseignant-e à partir de la situation imaginaire de l’album jeunesse et nécessitera une résolution.

Être curieux ensemble …

Les élèves ont besoin d’acquérir des savoirs pour permettre au héros de l’album jeunesse de résoudre le problème. Une alternance entre situation imaginaire, terreau fertile de tous les possibles, et monde réel, aux contraintes inhérentes particulières, soutient le déploiement de l’imagination ainsi que la curiosité des élèves. On se questionne ainsi à travers des “Et si..?”

Entrer en empathie …

L'histoire est alors mise en jeu, sur le plan narratif et scientifique, de manière ludique. Les élèves sont amenés à se mettre dans la peau d’un personnage, voire à en incarner plusieurs au fur et à mesure que l’histoire se déploie. Parallèlement, les hypothèses font aussi l’objet d’une exploration par les élèves.

Explorer ensemble …

L’exploration mise en œuvre peut prendre des formes diverses. D’une part, les élèves peuvent être amenés à imiter les personnages ou à en imaginer d’autres. D’autre part, ils peuvent aussi investir des ouvrages documentaires, internet, ou encore consulter un-e expert-e, toujours dans la perspective d’explorer des savoirs leur permettant potentiellement à terme d’être outillés pour solutionner ensemble le problème.

Le Conceptual Playworld

Le Conceptual Playworld (que nous abrégeons CPW) est une approche didactique pensée pour les jeunes enfants (davantage ciblée cycle 1), s’appuyant sur l’importance d’un type de jeu particulier pour le développement de l’enfant : le jeu de faire semblant. Vygotsky (1933/2021) le définit comme étant une activité impliquant le fait d’endosser des rôles et de mettre en œuvre des actions y étant associées, le tout s’inscrivant dans un scénario imaginaire, ce dernier pouvant être plus ou moins élaboré en fonction de la complexité du jeu des enfants.

La perspective historico-culturelle, soutenue par l’auteur et ses successeurs, suggère par ailleurs qu’il est important que des moments dramatiques se produisent pour aider les enfants à réfléchir et à se sentir plus conscients d’un phénomène particulier (Vygotsky, 1998). Le drame jouerait en effet un rôle fondamental dans la création de tension dramatique voire de crises, favorables au processus développemental.

S’inscrivant dans ce cadre théorique, le CPW s’inspire des travaux de Lindqvist (1995) proposant de prendre le “Playworld”, soit un monde imaginaire, comme un contexte de point de départ créant des conditions motivantes pour réaliser des apprentissages nécessitant de faire appel à l’imagination. Le CPW, développé par la chercheuse Marilyn Fleer (2019), présente plusieurs particularités :

  • s’appuyer sur un choix d’histoire porteuse d’une certaine tension dramatique (Vygotsky, 1998), ce qui crée de l’empathie auprès des joueuses et joueurs, et introduit un problème à résoudre,
  • entrer collectivement dans la situation imaginaire créée,
  • planifier non seulement l’histoire, mais aussi le ou les concept(s) à travailler, l’enquête ludique découlant de la situation-problème, les rôles à endosser par les 2 enseignant-e-s mobilisées pour le PlayWorld (soit le rôle de cojoueur, et celui de guide ou modèle),
  • et pour l’enseignant-e, d’être constamment présent-e dans le jeu.

Présentation “Usages du jeu de faire semblant à l’entrée à l’école : un premier état des lieux”, BECO, 2022 © Myriam Garcia Perez

Marilyn Fleer se réfère aux apprentissages pouvant être réalisés dans ce cadre comme étant des “concepts”, qui peuvent aussi bien être scientifiques, relever de l'ingénierie, du développement social et émotionnel, ou encore porter sur les dimensions de la narration et de la littératie.

Exemple d’expérimentation réalisée en classe

Dans le cadre d’un processus de recherche-formation inspiré des lesson studies[5], un groupe d’enseignant-e-s et de chercheuses formatrices s’est réuni à plusieurs reprises tout au long d’une année scolaire afin d’explorer ensemble des questionnements communs relatifs à l’enseignement-apprentissage, plus spécifiquement en lien avec les enjeux liés à la mise en œuvre de jeu de faire semblant en classe de 1-2P. Ce groupe s’est notamment intéressé à l’approche du CPW, et s’est donné pour objectif d’en imaginer un et de le mettre à l’épreuve de l’une de ses classes. C’est ainsi qu’a vu le jour un projet de CPW à partir d’un album choisi par le groupe, à savoir “Le Roi du Marais”.

La situation dramatique identifiée

Le groupe d’adultes, lors d’une réunion hors présence des enfants, a identifié ensemble une situation dramatique. Il s’agissait en l'occurrence ici de la situation dramatique inhérente à l’album, rencontrée par le personnage principal. Le roi annonce vouloir construire un skatepark sur le marais puant du monstre. Le monstre veut alors lui prouver la beauté de son marais afin d’en éviter la destruction, mais des chenilles l’ont envahi et le défigurent, ce qui ne plaide pas en faveur de la conservation de son habitat naturel…

Le roi du Marais, écrit par Catherine Emmett et illustré par Benjamin Mantle © Gautier-Langereau, 2021

La situation dramatique jouée

Cette situation dramatique a donc été explorée par les élèves en classe. Les enfants et l’enseignant-e commencent par découvrir la situation imaginaire, par le début de la lecture de l’album.

© Myriam Garcia Perez

Apprenant l’invasion du marais par ses gourmandes chenilles dévorant les fleurs du monstre, enfants et enseignant-e-s se lancent ensuite ensemble dans l’exploration de cet univers à travers le jeu, en traversant tous ensemble une porte magique marquant la frontière entre le monde réel et imaginaire. Toutes et tous se mettent alors à explorer le marais imaginaire, s’efforçant bien entendu de ne pas écraser les nombreuses chenilles imaginaires !

Exploration de savoirs imaginée

Le cycle de vie du papillon était une connaissance scientifique nécessaire pour déterminer un nombre de jours. L’enjeu était au niveau de donner la bonne date : donc l’intérêt de l’usage de l’outil de savoir du calendrier est ainsi éprouvé par les élèves.

Exposition “La littérature jeunesse comme terrain d’expérimentation”, BCUL, 2024 © Myriam Garcia Perez

Exploration de savoirs jouée

Cette exploration des savoirs a pris la forme, dans l’imaginaire des enseignant-e-s du groupe, de la visite de deux expert-e-s. Une entomologiste fictive se portait garante de l’investissement des savoirs relatifs au cycle de vie de la chenille devenant papillon, tandis qu’une gardienne du temps devenait la personne de référence pour manipuler les outils soutenant la compréhension et la maîtrise du temps, tels que l’horloge, l’agenda, ou les différents types de calendrier.

© Myriam Garcia Perez

Comment une chenille devient-elle papillon ? Combien de temps le cycle de transformation dure-t-il ? Comment se repérer dans le temps ? Quel jour indiquer au roi pour l'inviter à revenir dans le marais (et s’émerveiller de la prolifération des magnifiques papillons, ayant remplacé les répugnantes chenilles) ? Voici les questions que les enfants ont eu le loisir de se poser.

Résolution de la situation dramatique

Dans le marais imaginaire de la classe, le temps que les chenilles se transforment en papillons, chacun des petits monstres le peuplant faisait mine d’avoir sombré dans un profond sommeil. L’une des petits monstres, restée bien éveillée, se portait garante de surveiller, pour le reste du groupe endormi, le passage du temps que la gardienne faisait jour après jour s’écouler.

© Myriam Garcia Perez

Le décompte des jours terminé, le moment de sortir du sommeil est joyeusement et tonitrueusement signalé à tous les petits monstres qui sortent alors de leur torpeur. C’est ainsi qu’à son retour dans le marais, le roi découvre un marais complètement métamorphosé… Les chenilles se sont transformées en papillons, rendant le marais magnifique. C’est donc décidé, le roi ne construira pas de skatepark, tirant ainsi d’affaire le monstre et tous ses petits amis!

Le roi du Marais, écrit par Catherine Emmett et illustré par Benjamin Mantle © Gautier-Langereau, 2021

Et si vous imaginiez un Conceptual PlayWorld ?

Ces aventures vous mettent peut-être l’eau à la bouche et vous donnent envie de vous lancer en imaginant votre propre Conceptual Playworld ? Voici quelques pistes d’albums jeunesse, mis à l’épreuve avec des étudiant-e-s en formation initiale, et pouvant possiblement vous inspirer :

  • “La culotte du Loup” de Stéphane Servant et Laetitia Le Saux aux éditions Didier Jeunesse
  • “Cher Monstre” d’Emma Yarlett aux éditions Albin Michel Jeunesse
  • “Un peu beaucoup” d’Olivier Tallec aux éditions Pastel

La mise en œuvre d’un tel projet ne va néanmoins pas de soi. En cas d’intérêt, nous vous recommandons vivement à consulter les ressources existantes sur le Conceptual Playworld de l’Université de Monash, à réfléchir à votre projet en groupe, et à ne pas hésiter à solliciter le soutien du groupe GIRAF de la HEP Vaud pour vous accompagner en formation dans la mise en œuvre de votre projet.

Pour en apprendre plus sur notre expérimentation du “Roi du Marais” sous forme de Conceptual Playworld en classe, je vous renvoie à la lecture du chapitre 10 publié dans l’ouvrage “Why play works”. Et si vous souhaitez découvrir l’approche de la fiction réaliste, je vous invite à consulter l’article de Claudia Turcotte sur la question ici !

Références bibliographiques

Bonnéry, S. (2010). - Loup y es-tu ? - Pas exactement, c'est pour mieux te faire réfléchir, mon enfant... Sociologie du lecteur supposé par la littérature de jeunesse. Congrès de l'Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF). Genève. https://shs.hal.science/halshs-00677852v1

Clerc-Georgy, A. et Duval, S. (Eds.) (2020), Les apprentissages fondateurs de la scolarité. Enjeux et pratiques à la maternelle. Lyon : Chronique Sociale.

Clerc-Georgy, A., & Garcia Perez, M. (2024). Conceptual PlayWorlds to study the structuring of time into days, weeks and months. In M. Fleer, A. Clerc-Georgy, L. Disney, L. Li, L. McKinley, G. Quinones, ... A. Suryani (Eds.), Why Play Works (Vol. -, pp. 131-143). Retrieved from https://oercollective.caul.edu.au/why-play-works

Fleer, M. . (2019). Conceptual PlayWorlds as a pedagogical intervention: supporting the learning and development of the preschool child in play-based setting. Obutchénie. Revista De Didática E Psicologia Pedagógica, 3(3), 1–22. DOI : https://doi.org/10.14393/OBv3n3.a2019-51704

Fleer, M. (2019). Imagination in play and imagination in learning: Introducing a Conceptual PlayWorld. https://www.hepl.ch/accueil/actualites-et-agenda/actu-hep/imagination-in-play.html

Garcia Perez, M. (2022, mai). Usages du jeu de faire-semblant à l'entrée à l'école : Un premier état des lieux. Communication présentée à Transitions institutionnelles de la petite enfance : La première transition scolaire [Symposium], Colloque interdisciplinaire et international BECO "Bébé, Petite Enfance en COntextes", Toulouse, France. http://hdl.handle.net/20.500.12162/6243

Lindqvist, G. (1995). The Aesthetics of Play: A Didactic Study of Play and Culture in Preschools. ​​ [Thèse de doctorat, Université d’Uppsala]. ERIC. https://files.eric.ed.gov/fulltext/ED396824.pdf

Marinova, K. (2014). L’intervention éducative au préscolaire: Un modèle de pédagogie du jeu (1st ed.). Presses de l’Université du Québec. DOI :  https://doi.org/10.2307/j.ctt1f116b4

Tauveron, C. (1999). Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : du texte réticent au texte proliférant. Dans Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n°19, pp. 9-38. https://doi.org/10.3406/reper.1999.2289

Vygotskij, L. (1933/2021). Le jeu et son rôle dans le développement de l’enfant. In L.S. Vygotskij, L’imagination dans l’œuvre de Vygotskij (p. 41-55). Bruxelles : Peter Lang.

Vygotsky, L. S. (1998). The collected works of L.S. Vygotsky, Vol. 5, Child Psychology, trans. M.J. Hall; Robert W. Rieber (ed. English translation). New York: Kluwer Academic and Plenum Publishers.

Chronique rédigée par Myriam Garcia Perez (myriam.garcia-perez@hepl.ch), assistante doctorante à la Haute École Pédagogique de la HEP Vaud.

[1] La collaboration a plus spécifiquement impliqué Claudia Turcotte et Corinne Marlot.

[2] La collaboration a plus spécifiquement impliqué Myriam Garcia Perez, Béatrice Maire Sardi, Nicolas Gagliarde et Julie Berger.

[3] La collaboration a plus spécifiquement impliqué Delphine Rod et Christel Coquilleau.

[4] La page web y renvoyant est la suivante : https://renouvaud1.primo.exlibrisgroup.com/discovery/collectionDiscovery?vid=41BCULAUSA_LIB:VU2&collectionId=81477792430002852

[5] Il s’agit d’une forme de recherche collaborative. Pour en savoir plus : https://3ls.hepl.ch/