En classe, vous avez sans doute déjà utilisé les documentaires comme sources d’information, par exemple pour effectuer des recherches sur un animal. Mais avez-vous déjà pensé à utiliser la littérature jeunesse en sciences, autrement ? Et si les albums de fiction réaliste devenaient des leviers d’apprentissage scientifique pour vos élèves ? 

Les albums de fiction réaliste se définissent comme des récits qui « présentent la particularité de faire entrer le réel dans la fiction, à l’insu – pourrait-on dire – des personnages et du lecteur » (Bruguière & Triquet, 2012). Autrement dit, ce sont des histoires inventées, mais ancrées dans un monde qui suit les mêmes lois physiques ou biologiques que le nôtre.  

Soudani, Héraud, Soudani-Bani et Bruguière (2015) précisent plusieurs critères pour définir cette catégorie d’albums. Selon eux, « il s’agit d’un album : 

  • où toute l’histoire dépend du réel, elle l’invite et ne peut se dérouler sans lui,
  • qui met en scène une intrication étroite entre l’intrigue et la résolution d’un problème : événement perturbateur, contradiction, remise en cause de ce que l’on sait, etc. ; 
  • qui prend appui sur un conflit entre la logique fictionnelle (soumise aux événements du récit) et la logique épistémologique (soumise au filtre du réel, aux faits physiques), permettant de questionner en retour les phénomènes du monde réel sous-jacents ; 
  • qui met en jeu des connaissances implicites que les élèves ont à reconstruire comme savoirs portant sur le monde existant ».  

Bien que ces albums n’aient pas été pensés pour enseigner les sciences, ils peuvent néanmoins susciter des questionnements scientifiques, en confrontant les élèves à des situations-problèmes qui nécessitent l’utilisation ou le développement de connaissances. Comme le rappelle Sibuet-Becquet (2020), les albums jeunesse peuvent jouer un rôle de déclencheur pour des activités scientifiques en classe. Ils éveillent la curiosité des élèves et les amènent à réfléchir à ce qu’ils savent déjà, mais aussi à tout ce qu’ils ignorent encore. 

Un excellent exemple de ce type de littérature est l’album Plouf ! (Corentin, 2011). Il met en scène un monde fictionnel, où les personnages sont des animaux dotés de comportements humains, tout en évoluant dans un monde réaliste, régi par les lois naturelles – en l’occurrence, ici, le principe de fonctionnement d’une poulie.  

Dans l’histoire, le loup, piégé au fond d’un puits, tente d’en sortir… mais comment va-t-il s’y prendre ? Cette situation fictionnelle devient le point de départ d’un travail en classe sur un phénomène physique : la poulie. Le récit sert alors de déclencheur à une démarche scientifique. Pourquoi le cochon fait-il remonter le loup ? Comment fonctionne le mécanisme ? Les élèves formulent alors des hypothèses, qu’ils confrontent ensuite à un modèle. Ils structurent ensuite leurs connaissances, tout en donnant du sens à l’apprentissage.  

Plus intéressant encore : au fil de l’histoire, une incohérence apparaît. En effet, à la fin de l’histoire, si l’on suit la logique du récit, les lapins ne devraient pas pouvoir remonter étant donné que, selon le fil de l’histoire, le loup est plus léger que tous les lapins. Grâce aux connaissances acquises, les élèves peuvent repérer cette incohérence. La fiction devient alors un levier d’apprentissage : elle ne se contente pas de captiver l’attention ou de stimuler l’imaginaire du lecteur, elle offre aussi l’occasion d’examiner et de remettre en question la façon dont le réel est représenté dans l’histoire. L’élève, en repérant une contradiction entre les faits du récit et les lois physiques qu’il connaît, développe un regard analytique, apprend à confronter ses connaissances au récit et affine sa pensée scientifique. 

M Cochon > M Loup

Plouf!, Philippe Corentin © École des Loisirs, 1991

M Lapins > M Cochon

Plouf!, Philippe Corentin © École des Loisirs, 1991

M Loup > M Lapins !!!

Plouf!, Philippe Corentin © École des Loisirs, 1991

Le Roi des marais (Emmett, 2021) en est également un exemple intéressant pour travailler le cycle de vie du papillon, comme il a été présenté dans cette chronique. D’autres albums s’inscrivent également dans cette démarche, comme le montrent les travaux de Soudani, Héraud, Soudani-Bani et Bruguière (2015), ainsi que ceux de Bruguière et Triquet (2012). Voici quelques exemples de titre et d’enjeux d’apprentissage : 

Cependant, la lecture seule ne suffit pas. Comme l’affirment Bruguière et Triquet (2012), « la lecture [des albums de fiction réaliste] peut rendre problématiques des objets et phénomènes du monde qui a priori ne le sont pas pour les élèves ».  

C’est donc le rôle de l’enseignant·e de transformer l’album en un véritable outil d’apprentissage : en posant les bonnes questions, en guidant la réflexion, en proposant des expériences ou en corrigeant les conceptions erronées. Prenons l’exemple de Plouf !: dans un premier temps l’enseignant guide les élèves dans l’observation du phénomène physique mis en scène, par exemple en demandant : « Pourquoi le loup remonte-t-il quand le cochon tombe ? Que se passe-t-il quand un animal tombe dans le puits ?... ». Ensuite, il amène la classe à expérimenter à partir de ces observations, avec des questions telles que : « Comment peut-on savoir si un objet est plus lourd qu’un autre ? Comment pourrait-on vérifier qui est le plus lourd dans l’histoire ? » Enfin, les élèves sont invités à confronter leurs découvertes expérimentales avec les événements du récit, en réfléchissant par exemple : « Est-ce que nos expériences confirment ce qui se passe dans l’histoire ? Quelle serait la fin logique de l’album si l’on appliquait ce que nous avons appris scientifiquement ?». À travers la verbalisation, les échanges et les débats, les élèves développent alors leur capacité à justifier leurs idées, à écouter les autres, et à faire évoluer leur pensée. Le rôle de l’enseignant est aussi d’aider à distinguer le réel de la fiction, car certains albums peuvent, s’ils ne sont pas accompagnés, renforcer des conceptions erronées chez les élèves. C’est le cas, par exemple, dans Le Roi du marais (Emmett, 2021), où la chenille est représentée comme se transformant directement en papillon, sans passage par la chrysalide — une vision erronée du cycle de vie. Le choix de l’album et la médiation pédagogique sont donc essentiels pour que la fiction serve réellement la science. Comme le souligne Sibuet-Becquet (2020), « il appartient donc à l’enseignant de jouer un rôle intermédiaire, pour aider à naviguer du monde imaginaire de la littérature au monde rigoureux de la science. ».   

En conclusion, la littérature jeunesse n’est pas seulement un outil pour développer l’imaginaire ou travailler le langage. Dans la discipline du français, elle est prioritairement articulée à des enseignements et à des apprentissages en littérature et en compréhension de l’écrit. Mais elle peut devenir un formidable levier pour l’enseignement des sciences, lorsqu’elle est bien choisie et bien exploitée. Ainsi, la littérature jeunesse, intégrée dans l’enseignement des sciences éveille la curiosité, introduit des situations-problèmes motivantes et engage les élèves dans une démarche d’investigation, tout en leur permettant de construire du sens et à développer un regard critique sur le monde. 

Alors, pourquoi ne pas laisser entrer un peu plus de fiction-réaliste dans votre enseignement en sciences ? Elle pourrait bien faire naître chez vos élèves de belles découvertes. 

Références :  

Bruguière, C., & Triquet, É. (2012). Les albums de fiction réaliste : un outil pour faire entrer les sciences à l’école ? Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle, (45). https://journals.openedition.org/reperes/159 

Bruguière, C., & Triquet, É. (2012). Des albums de fiction réaliste pour problématiser le monde du vivant. Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle, (45), 201–223. 

Corentin, P. (2011). Plouf ! l’Ecole des loisirs. 

Emmett, C. (2021). Le Roi du marais. Gautier-Languereau. 

Sibuet-Becquet, C. (2020). La littérature jeunesse comme levier d’apprentissage en sciences au cycle 1 [Mémoire de master, Inspé de l’académie de Lyon]. HAL archives ouvertes. https://hal.science/dumas-03121162 

Soudani, M., Héraud, J.-L., Soudani-Bani, O., & Bruguière, C. (2015). Mondes possibles et fiction réaliste : Des albums de jeunesse pour modéliser en science à l’école primaire. Recherches en didactique des sciences et des technologies, (11), 135–160. 

Chronique rédigée par Claudia Turcotte (claudia.turcotte@hepl.ch), Chargée d'enseignement à l'UER Didactiques des mathématiques et des sciences de la nature (MS) à la Haute école pédagogique du canton de Vaud.