La nuit permet plus que des lectures … Faut-il choisir entre des chemins de traverse ou d’autres méandreux pour atteindre le goût de lire ?

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Entretien avec Xavier Vasseur, fondateur de la Nuit de la lecture de Lausanne – www.lanuitdelalecture.ch 

"Ça commence par un moment de flottement quand le soleil recule

Un parfum d’hésitation qu’on appelle le crépuscule

Les dernières heures du jour sont avalées par l’horizon,

Pour que la nuit règne sans partage, elle a gagné, elle a raison…"

Grand Corps malade (2008). Enfant De La Ville

Carole-Anne Deschoux: Pourquoi les nuits de la lecture et pour qui ?

Xavier Vasseur : Ça commence par une belle journée d’été. Je navigue sur le Lac avec mon fiston. L’air est chaud, la brise légère. La voile nous pousse jusqu’au joli port de la Tour-de-Peilz où nous décidons de faire escale pour la nuit. Nous posons pied à terre et à quelques encablures du Château, je m’arrête devant un panneau posé au sol : « Cherchons participants pour soirée de lecture à haute voix sur le thème du voyage ». Ça me semble une évidence, je m’inscris pour cette soirée.

La Bibliothèque Municipale propose un atelier : préparation de lectures. Tout va vite, une semaine plus tard, je lis trois extraits de textes : « Les voyages en train » de Grand Corps Malade, « La modification » de Michel Butor, et « L’homme du hasard » de Yasmina Reza. Je navigue entre ces trois auteurs et deux fauteuils pour rythmer la traversée. Le public est réactif, semble me suivre, et nous voguons ensemble d’un compartiment de train à l’autre dans un plaisir partagé pendant une vingtaine de minutes. Mais au terme de la soirée, je reste avec une frustration. Si la petite salle était pleine, il ne s’y trouvait que des dames de plus de 60 ans. Alors me vient une question, qui se transforme vite en envie : « si les grand-mamans peuvent kiffer du Grand Corps Malade en bibliothèque, les jeunes pourraient-il kiffer du Butor dans la rue ? Essayons ! ».

La suite est faite de belles rencontres, d’anges gardiens, de partenaires de la première heure qui croient au concept alors qu’il n’est pas encore tout à fait clair dans ma tête. La Fondation Payot pour la promotion de la lecture et l'accès à la culture en Suisse romande, la Bibliothèque Sonore Romande et le Service du développement de la Ville de Lausanne m’ouvrent leur porte, leur portefeuille et plus important encore, leur carnet d’adresse. En six mois, le premier pré-événement est mis sur pied. Un an plus tard, la première Nuit de la Lecture de Lausanne a lieu sous une tente modeste sur la Place de la Louve. Une année après, la Nuit s’étend et investit une yourte géante sur la place de l’Europe ainsi que six autres lieux.

Avec le temps, l’envie spontanée d’un homme de lire à haute voix se transforme en un projet collectif et coordonné ; une association est fondée, une charte éthique est édictée, un comité d’organisation est mis sur pied et des rôles spécifiques sont attribués. Des projets parallèles voient le jour : ateliers de lecture à haute voix, stages d’écritures pour ados, édition d’un recueil de contes du monde entier, bar à lectures dans la rue, transformation de cabines téléphoniques en boites d’échange de livres entre voisins et diverses lectures à voix haute en supermarché.

L’objectif, lui, ne change pas : amener la lecture dans la rue pour donner ou raviver le goût de la lecture auprès d'un large public, en portant une attention particulière aux publics éloignés ou empêchés; migrants, jeunes lecteurs, lecteurs peu qualifiés, personnes en situation de handicap, etc.

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CAD : Et s’il fallait avoir des étoiles dans les yeux ? 

XV : Il y en aurait des milliers, pour les 1000 regards échangés, les 1000 mercis reçus ou à donner, les 1000 anecdotes vécues et les 1000 sourires partagés. Parce que si la Nuit de la Lecture n’a pas de résultats « mesurables », une anecdote positive nous revient presque chaque jour aux oreilles et provoque des frissons d’émotion. Il y a cette dame âgée qui vient chercher chaque semaine cinq romans dans la boite à livre du Valentin pour en amener à ses voisines plus âgées encore. Il y a ces ados qui s’arrêtent pour boire un sirop lors de l’inauguration de la boite à livres de Vidy et qui se lancent dans un débat digne de critiques littéraires aguerris. Il y a cette jeune Alice qui découvre le début de « Alice au pays des merveilles » lors d’un bar à lectures implanté sur la place Pépinet , qui répond à son papa pressé de finir ses achats « tu me lis la suite à la maison  alors ? ». Il y a cette mendiante qui amène une petite fleur pour remercier une lectrice bénévole qui croyait avoir lu dans le vent. Il y a ces enfants à l’Hôpital de l’Enfance qui oublient un instant leurs tracas et leurs souffrances grâce aux belles histoires d’ « Osons les Livres » sous les yeux de leurs parents émus de les voir sourire. Il y a ces ados issus de classes professionnelles qui présentent sur la grande scène les textes écrits à quatre mains avec des auteurs contemporains. Il y a ces Lausannois qui viennent d’ailleurs qui ont un français hésitant et deviennent soudain co-auteurs d’un recueil de contes. Il y a aussi ces dizaines d’enfants qui ont les yeux qui brillent en écoutant les histoires qui leur sont racontées, ou qui écrivent la leur dans le cadre d’un atelier avec Plume & Pinceau. Il y a surtout toutes ces étoiles invisibles, ces petits gestes de partage et de lecture que nous ignorons, mais auxquels la Nuit de la Lecture a sans le savoir contribué.

CAD : Un crépuscule pour qui ?

XV : La Nuit de la Lecture souhaite que le soleil se couche sur des idées ternes pour donner lieu à un jour nouveau et lumineux. Que l’on n’entende plus dire « lire c’est chiant, c’est pas pour moi, c’est pour les filles, c’est trop cher, j’ai pas le temps, je comprends pas, j’ai pas envie, j’aimerais bien mais je sais pas quoi, avant je lisais beaucoup mais plus tellement ». Un crépuscule pour la littérature réservée à la bonne société de lettrés, dans des livres vélin reliés cuir pleine peau empoussiérés. Une Nuit pour redécouvrir la curiosité, l’envie, le plaisir et le partage. Et une aube pour des occasions de lire ludiques, décomplexées, décalées, ouvertes, vivantes, joyeuses participatives, intergénérationnelles, multi sensorielles dans des lieux inattendus : rue, jardins, supermarchés, pharmacies, ascenseurs, places, cafés et autres.

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CAD : La nuit règne-t-elle sans partage ?

XV : La Nuit, tous les amoureux de la lecture sont amis. Donc la Nuit ne règne pas, mais elle invite et fédère les acteurs existants de la promotion culturelle. La Nuit de la Lecture organise un grand événement annuel, qui est la partie visible de l’iceberg, mais elle œuvre surtout au quotidien pour des projets de longue durée. En 4 ans, la Nuit a collaboré avec pas moins de 40 partenaires ; associations, fondations, écoles, administrations, entreprises, théâtres, musées, médias, etc. Pas autoritaire, mais méditative, la Nuit rêve parfois de découvrir d’autres lieux. Et c’est avec d’autres explorateurs qu’elle espère poursuivre l’aventure.

Par Carole-Anne Deschoux, professeure-formatrice à la HEP Vaud, Carole-Anne.Deschoux@hepl.ch

Chronique publiée le 23.05.2016