C’est une chronique en deux temps que Voie Livres vous invite à lire : d’abord, l’évocation d’un récit, Le facteur, publié en mars 2025 par les éditions du Croche-Patte ; puis l’interview de Damien Tornincasa, le fondateur de cette maison d’édition indépendante, née en 2023, qui poursuit l’ambition de « ‘faire trébucher gentiment les idées reçues’ avec des fictions qui offrent des représentations diversifiées et complexes » (https://editions-du-croche-patte.ch/a-propos/). Que son élan et son projet vous entraînent dans leur sillage !
Le facteur, ou la rencontre entre deux personnages hypersensibles
Le facteur raconte l’histoire d’une amitié entre deux personnages hypersensibles : une amitié qui fait du bien, réconforte et oblige. La solidité du lien qui se tisse entre le facteur et Tom, un garçon de dix ans, suggère que, parfois, lorsqu’on croit en un projet, les évènements s’enchainent en un alignement idéal. Mais le récit s’inscrit également dans une forme de réalisme, évoquant simultanément les embûches et les difficultés inhérentes à toute existence particulière.
© Nathalie Wyss et Candice Willenegger, Le facteur (2025). Éditions du Croche-Patte.
Nathalie Wyss, l’autrice du texte, recourt à un vocabulaire riche, qui contribue à décrire les personnages avec précision et subtilité, des personnages atemporels auxquels on peut s’identifier.
C’était un facteur étourdi mais c’était un bon facteur, qui savait et connaissait son travail par cœur, et du cœur il en avait. Il était grand, pur, trop sans doute. Souvent, il s’en voulait d’avoir si bon cœur et pensait que c’était ça son grand malheur. Avoir du cœur tout seul c’est comme jouer au cricket tout seul, c’est compliqué. Des fois, il voulait le balancer loin, ce gros cœur, et le remplacer par une pierre. C’est bien les pierres. Avec un cœur en pierre, il était certain de ne jamais peiner à quitter son lit.
© Nathalie Wyss et Candice Willenegger, Le facteur (2025). Éditions du Croche-Patte, pp. 14-15.
C’est une langue qui dit tout en finesse les affres et les tourments qui peuvent colorer le discours mental. Au-delà de l’épaisseur que ces passages donnent au récit, on relèvera également l’intérêt de proposer à de jeunes lecteur·rices de constater qu’ils·elles ne sont pas seul·es. Dans son ouvrage Psychanalyse des contes de fées, Bettelheim (1976) affirmait que « l’enfant est sujet à des accès désespérés de solitude et d’abandon, et il est souvent en proie à des angoisses mortelles. Très souvent, il est incapable d’exprimer ces sentiments par des mots, ou ne le fait que par des moyens détournés : il a peur de l’obscurité ou d’un animal quelconque, ou il est angoissé par son corps » (p. 25). Or, ajoutait-il, un enfant ne peut combattre ces angoisses que s’il·elle découvre que les soi-disant monstruosités qu’il ressent sont communes à tous·tes, existent chez chacun·e. Il·elle est comme tout le monde, dans la mesure où tout le monde se heurte à des limites, quelle que soit leur nature et leur diversité. Bettelheim défend ainsi l’importance de la littérature jeunesse, celle qui, avec sensibilité, montre des enfants impertinents, menteurs, cruels, hyper-émotifs, affrontant des évènements douloureux de la vie, bien loin de l’image traditionnelle de l’enfance. Pour le dire autrement, ce qui potentiellement anxiogène, ce n’est pas d’exposer les émotions vives, les doutes, le chagrin, le déchirement, c’est plutôt de les dérober au regard.
C’était un facteur étourdi mais c’était un bon facteur, qui savait et connaissait son travail par cœur, et du cœur il en avait. Il était grand, pur, trop sans doute. Souvent, il s’en voulait d’avoir si bon cœur et pensait que c’était ça son grand malheur. Avoir du cœur tout seul c’est comme jouer au cricket tout seul, c’est compliqué. Des fois, il voulait le balancer loin, ce gros cœur, et le remplacer par une pierre. C’est bien les pierres. Avec un cœur en pierre, il était certain de ne jamais peiner à quitter son lit.
© Nathalie Wyss et Candice Willenegger, Le facteur (2025). Éditions du Croche-Patte, pp. 14-15.
© Nathalie Wyss et Candice Willenegger, Le facteur (2025). Éditions du Croche-Patte.
Le récit, richement illustré par Candice Willenegger, pourrait faire l’objet d’un travail sur le lexique (synonymie, antonymie, étymologie, famille de mots…) et sur la réception subjective, en interrogeant les élèves sur la manière dont ils·elles reçoivent ce texte, comment ils·elles s’y rapportent, comment ils·elles se seraient senti·es dans une situation analogue. L’apprentissage qu’on peut en retirer de la lecture de cette œuvre, c’est qu’on cherche tous·tes un moyen de faire au mieux avec ses forces et ses faiblesses.
© Nathalie Wyss et Candice Willenegger, Le facteur (2025). Éditions du Croche-Patte.
Les éditions du Croche-Patte ou l’envie de faire exploser les cadres de référence
SF POUR VOIE LIVRES
Damien, tu as fondé la maison d’édition du Croche-Patte en 2023 : la première question que j'aimerais te poser, c'est… pourquoi une nouvelle maison d'édition ?
DAMIEN TORNINCASA
C'est une bonne question parce que dans un paysage qui est déjà très fourni, c'est vraiment une question à se poser. Comme je travaille depuis une dizaine d’années dans les domaines de la promotion de la lecture et du livre jeunesse», j'ai eu l'occasion de voir ce qui se fait dans la littérature jeunesse depuis dix ans et au-delà, et d'aussi identifier un certain nombre de tendances, de modes, mais aussi quelques manques que je trouvais intéressants d’essayer de combler à mon petit niveau avec une proposition de maison d'édition qui viendrait apporter des livres qu'on trouve pas forcément déjà sur le marché de l'édition. Donc, l'idée, c'était de proposer des livres qui n'existent pas encore. Et puis pour la petite anecdote, je voulais créer la maison d'édition pour mes 30 ans. J'ai 34 ans, on voit que tout projet prend un peu plus de temps que prévu, il y a eu aussi le Covid entre deux. Mais c'est vraiment un projet qui m'accompagnait depuis très longtemps, c'est quelque chose que j'ai mûri. Et finalement, en 2023, quand j'ai créé les éditions du Croche-Patte, donc deux ans avant la publication du premier livre, c'était vraiment que je sentais que c'était le bon moment pour le faire.
SF POUR VOIE LIVRES
Tu as une excellente connaissance du champ de la littérature jeunesse. Comme tu l’as dit, tu estimais qu’il y avait un créneau à occuper : en termes de thématiques et de formes ?
DAMIEN TORNINCASA
Oui, alors les deux, thématiques et formes. “Croche-Patte” : derrière le nom, se cache l'idée de quelque chose d'un peu espiègle, d’un peu enfantin, mais aussi l'idée de bousculer un peu – bousculer les idées reçues, les représentations trop stéréotypées – puis d'offrir des livres qui vont explorer des parcours de vie ou des personnages qui sortent un peu du commun et qu'on ne trouve pas forcément dans des livres très grand public ou très commerciaux. Voilà : occuper une niche de livres qui parlent de différence sans forcément que ce soit la thématique principale du livre, qui la représente de différentes manières, soit par l'illustration, soit par le texte, soit par des évocations.
J'ai constaté qu'en Suisse romande, finalement, on n'est pas tant d'éditeurs jeunesse que ça. Il y a La Joie de lire qui est bien installée depuis de nombreuses années et les éditions Helvetiq qui ont développé un catalogue très qualitatif ces dernières années, mais plus du côté du documentaire ou du roman graphique. Et c'est vrai qu’on est très peu d’éditeurs jeunesse de fiction, ou des éditeurs, comme moi, qui ont pour ambition de publier un, deux titres par année. Parmi les jeunes et petites maisons d’édition qui ont une démarche assez similaire à la mienne, on peut citer Askip à Lausanne ou La petite chaise à la Chaux-de-Fonds, dont j’admire le travail et la créativité. Mais, tout compte fait, je trouvais qu'il y avait encore de la place pour une maison d’édition qui ambitionne aussi de valoriser le travail des auteurs-illustrateurs locaux, puisqu'on a énormément de talents en Suisse.
SF POUR VOIE LIVRES
Tu en as déjà un petit peu parlé : est-ce que tu pourrais décrire plus précisément la ligne éditoriale des éditions du Croche-Patte ?
DAMIEN TORNINCASA
Le premier point de la ligne éditoriale, c'est quelque chose de très concret. J'aimerais faire de la littérature jeunesse illustrée, donc il y aura toujours un rapport texte-image, ou en tout cas la présence d’images, si un jour je fais un album sans texte, par exemple. Je trouve que c'est vraiment ce qui caractérise la littérature jeunesse (hors le roman ado) : le rapport texte-image, le décalage ou la complémentarité qui peut être développée. Un deuxième élément, c'est, comme je le disais, d'avoir des livres ouverts sur la diversité, toutes formes de diversités. J'ai déjà refusé des manuscrits que je trouvais exceptionnels, mais qui ne mettaient pas en avant un petit côté croche-patte, donc un petit côté différent, qui interroge, qui étonne. Et puis la troisième dimension, c'est de travailler avec des auteurs-illustrateurs suisses, principalement, mais pas exclusivement, puisque déjà pour la deuxième publication, j’ai collaboré avec une autrice et un illustrateur français. J’essaie d'avoir le radar, les oreilles et les yeux grand ouverts sur ce que peuvent proposer les talents locaux et puis vraiment les accompagner le plus possible et faire leur promotion.
SF POUR VOIE LIVRES
Tu parlais tout à l'heure des stéréotypes qu'on repère, dans une certaine littérature jeunesse. Quels sont ceux que, toi, tu souhaiterais détourner ?
DAMIEN TORNINCASA
Alors, principalement les stéréotypes de genre, qui sont encore très présents : parfois, c'est difficile de trouver un livre jeunesse qui ne va pas mettre en avant des idées préconçues sur comment doivent se comprendre les filles, les garçons, ou même qui évoque la non-binarité. Ces questions-là, je les trouve très importantes. Ensuite, les questions liées au « handicap », mais de manière très large, donc ça peut être un handicap physique ou une particularité psychique, qui peuvent, par certains aspects, être des freins et, par d'autres, être des moteurs. C'est le cas pour Le facteur, où l’hypersensibilité que le personnage ressent a des côtés handicapants dans sa vie de tous les jours, mais c'est aussi ça qui va lui permettre d'être très attentif aux autres, d'être très empathique, etc. Enfin, ce qui m'intéresse aussi beaucoup au niveau de l'image, ce serait d'avoir des représentations de personnages assez réalistes. Souvent, dans la littérature jeunesse, on voit des corps très fins, très standards, alors que ce n’est pas le cas dans la vraie vie : on voit toutes formes de corps, toutes formes de cicatrices, etc. L'idée ça serait peut-être de faire un effort de réalisme dans la représentation, que le livre puisse vraiment être une sorte de reflet de la réalité et non quelque chose de stéréotypé ou d'idéalisé par rapport aussi au corps humain.
SF POUR VOIE LIVRES
J’aurais une question à présent sur l’élaboration concrète d'un ouvrage aux éditions du Croche-Patte : quelles sont les grandes étapes de ce processus, qui j’imagine, est parfois long, et comment tu accompagnes les auteurs, autrices, illustrateurs, illustratrices ?
DAMIEN TORNINCASA
C'est un processus très long, entre la réception du manuscrit et la sortie en librairie. Il peut se passer plus d'une année, voire plus de deux ans ! Pour notre première publication, Le facteur, cela a pris une année et des poussières. Je me rappelle très bien le jour où j'ai accepté le manuscrit de Nathalie Wyss. C’était en novembre 2023 et le livre a été mis à l'office en librairie en mars 2025.
Des auteurs-autrices ou illustrateurs-illustratrices m'envoient des manuscrits que j'accepte ou non : j’en refuse bien plus que j'en accepte. Je reçois énormément de manuscrits, trois par semaine en moyenne, même pour une toute petite maison d'édition encore pas très connue. Pour Le facteur, le texte de Nathalie était préexistant, par rapport aux illustrations. Il a fallu ensuite se mettre en quête d'une illustratrice ou d'un illustrateur. Et là, on a vraiment travaillé ensemble pour choisir l'illustratrice Candice Willenegger, qui est une illustratrice qui habite à Champagne, pas très loin d'Yverdon. Il est important pour moi d’impliquer le plus possible les auteurices, illustrateurices dans toutes les décisions importantes, comme le format de l'ouvrage, le choix du papier, le choix du titre. On dit souvent que le titre est choisi par l'éditeur, mais pour l'instant, c'était plutôt des discussions avec les autrices, parce que j'ai vraiment envie que l'objet livre leur corresponde totalement, qu'elles aient envie de le promouvoir, qu'elles soient fières de ce livre, et pas qu'elles aient l'impression qu'on s'est approprié leur travail.
Une petite anecdote pour Le facteur : j'avais proposé un livre plutôt souple avec une reliure suisse avec fil apparent et permettant une ouverture parfaitement à plat de l’ouvrage. On s’était décidé pour cette fabrication-là. Nathalie n’était pas convaincue dès le départ, même si elle a fini par accepter. Un jour, elle me contacte, elle me dit : « Damien, je ne suis finalement pas du tout à l'aise avec ce format-là, ce type de reliure. Moi, j'imaginais en fait un livre avec un dos toilé, un petit peu à l'ancienne, qui fasse objet précieux. Est-ce qu'on ne pourrait pas changer de cap ? ». Au début, je me disais que c’était compliqué, que ça allait faire exploser le budget… et au final, je suis très content de l'avoir écoutée puisque je trouve que le livre produit beaucoup plus de sens avec cette fabrication-là. Le récit se déroule dans les années 1980, le côté « vintage » d’un roman à couverture cartonnée est donc tout à fait cohérent. Donc, je trouve important dans le travail éditorial d'écouter au maximum les envies des uns et des autres. Et puis, bien sûr, après s'il faut trancher pour des questions budgétaires, il s’agit de le faire dans le respect de ce que demande l'autre. Pour l'instant, la taille des éditions du Croche-Patte fait que je peux vraiment être à l'écoute des auteurices, illustrateurices.
SF POUR VOIE LIVRES
Je trouve intéressant cette idée de négociation finalement avec les auteurices et illustrateurices, pour que chacun·e se retrouve dans l'objet final. La question est de savoir si la personne qui a écrit le livre se reconnaît dans l’objet dans sa version finale. Je trouve très subtile la manière dont tu parles de cet accompagnement.
DAMIEN TORNINCASA
Oui, et ça ne se limite pas à l'auteurice et à l'illustrateurice. Ce côté négociation, je l'ai ressenti à tous les niveaux de la fabrication du livre, avec le graphiste également, avec qui on a discuté et trouvé des compromis qui nous ont plu à tous les deux. C'est vraiment un équilibre à trouver entre les envies des uns et des autres, les réalités très terre à terre dont il faut tenir compte. Mon souhait ultime, ce serait que toutes les personnes qui ont participé à l'élaboration du livre soient contentes de l'objet final. En tout cas, pour Le facteur, c'est réussi et j'espère qu'il en sera le même pour les prochains livres.
SF POUR VOIE LIVRES
Une question très subjective : qu'est-ce qui est enthousiasmant dans ton travail de directeur de maison d'édition et puis qu'est-ce qui, au contraire, est parfois difficile dans ce même travail ?
DAMIEN TORNINCASA
Ce qui est enthousiasmant, c'est vraiment de faire des tâches très diversifiées : ça passe des tâches de communication, puisque je m'occupe des réseaux sociaux et des relations avec les médias, des tâches de relecture, de réécriture, de travail sur le texte, les images, des aspects plus financiers (recherche de fonds, tenue des comptes), des aspects logistiques (aller amener des caisses de livres sur les salons, expédier tout un tas d’exemplaires en service de presse…). Je trouve que c'est extrêmement riche parce que plus la maison d'édition est petite, plus l'éditeur aura de casquettes et sera amené à tout faire. Cette vision globale est très intéressante et très stimulante. En plus, j'apprends plein de choses. Parfois, je dois regarder des tutoriels pour certaines choses et je trouve qu'on apprend énormément en faisant par soi-même et aussi en se trompant. Il y a plein d'erreurs que j'ai faites sur le premier livre que je ne ferai plus sur le deuxième ou le troisième.
Le côté qui personnellement me pose un peu plus de soucis, et que je n'avais pas forcément anticipé, c'est de devoir vivre avec une espèce de posture de non-savoir. C'est-à-dire qu'on ne sait jamais si le livre va fonctionner, si on doit plutôt partir sur un petit ou un grand tirage et si on aura les fonds pour réimprimer le livre en cas de succès. Et puis même au niveau des ventes de livres, on ne sait pas vraiment combien on a vendu d’exemplaires jusqu'à ce que toutes les librairies aient fait leurs retours. Ce qui fait que même six mois après la sortie du premier livre, j'ai une vision pas très nette des chiffres. Pour quelqu'un qui aime bien le contrôle, comme c'est mon cas, c'est vrai qu'il y a un côté lâcher-prise qu'il faut acquérir et développer. C'est peut-être l’aspect le plus difficile pour moi.
SF POUR VOIE LIVRES
La question suivante concerne ta vision du marché du livre jeunesse, parce qu’au-delà de tous les éléments que tu as mentionnés, qui t'ont amené à créer cette maison d'édition, il y a aussi des enjeux financiers : le livre c'est aussi un objet qui se vend et c'est un enjeu dont on ne peut pas faire abstraction aujourd'hui. Est-ce que c'est un marché très concurrentiel ? Quelles sont les perspectives pour une petite maison d'édition telle que celle du Croche-Patte ?
DAMIEN TORNINCASA
C'est un marché effectivement assez tendu, il y a beaucoup de concurrence et certaines années sont meilleures que d'autres pour le livre et on ne se l'explique pas toujours. Je sais que cette année 2025 est particulièrement difficile au niveau de la vente en librairie. Alors que les années précédentes étaient plutôt favorables, peut-être à la suite aussi des épisodes Covid : au niveau de la lecture, ça a explosé, il y a eu des ventes assez importantes. Autre élément, non négligeable : le financement. Comment équilibrer les charges ? Comment faire en sorte d'avoir suffisamment de personnel, mais sans être dans le rouge ? Et c'est aussi des questions qui m'occupent et qui me préoccupent, même déjà maintenant, parce que c'est sûr que produire un livre, ça coûte cher. Et puis après, il faut être capable d'assurer derrière la production du deuxième, du troisième. Les retours sur investissement prennent un peu de temps. Après, il existe plusieurs aides à l'édition : il y a un grand travail qui est fait au niveau étatique, cantonal ainsi que dans les fondations privées, qui ont envie de promouvoir la lecture, la littérature. Sans ces aides, ce serait presque impossible de publier. Pratiquement tous les livres jeunesse qui me passent entre les mains font mention d’aides, en tout cas en Suisse.
SF POUR VOIE LIVRES
Comment tu présenterais le premier ouvrage publié, Le facteur, de Nathalie Wyss et de Candice Willenegger ? Quelles sont les spécificités de ce roman illustré, si tu devais les pointer ?
DAMIEN TORNINCASA
Le facteur, c'est l'histoire d'un facteur un petit peu farfelu : il a un peu de peine à se lever le matin quand il fait mauvais temps et, quand il fait beau, il a tant d'enthousiasme qu'il fait des détours avec son vélo et il livre son courrier très en retard. En fait, ses spécificités montrent son caractère hypersensible. C’est ça qui fait en même temps sa force et puis parfois sa faiblesse. Dans sa tournée, il va rencontrer le jeune Tom, un petit garçon dont le rêve est de faire un tour en montgolfière. Pour ça, il a participé à un concours et il attend la réponse avec enthousiasme… La suite est à découvrir en lisant le récit !
Je dirais que les spécificités de ce roman, c'est la langue qui est assez travaillée. Nathalie Wyss aime beaucoup jouer avec les mots, avec les structures de phrases, avec les répétitions aussi. C’est un livre qui se prête bien à une lecture à voix haute, en famille, ou à l'école. Et c'est un roman illustré : le choix de l'illustration a vraiment été important, parce qu'on voulait une illustration qui soit douce, dans des teintes pastels, ou en tout cas très claires, et c'est vraiment ce qu'apporte l'illustration de Candice Willenegger, qui est sérigraphe à la base et qui a sorti les pinceaux pour illustrer ce roman, je trouve, avec justement beaucoup de sensibilité. Et enfin, la fabrication est soignée, avec ce dos toilé, un papier qui est assez épais et de qualité et un format cartonné. Ce n'est pas toujours le cas pour les romans. L'idée, c'était d'avoir un petit roman précieux, tout en essayant de conserver un prix raisonnable.
SF POUR VOIE LIVRES
Alors, qu'est-ce que tu pourrais nous dire du deuxième livre, l'album Polo le Plot, qui vient d’être publié en octobre dernier ?
DAMIEN TORNINCASA
Polo le Plot, c'est cette fois un album illustré. L'autrice s'appelle Line Viera, et l'illustrateur, c'est David Delcloque. Il s’est aussi occupé du graphisme de l’ouvrage. L’histoire, c'est celle d'un plot de chantier, Polo, qui ne se sent pas bien dans son rôle. Il n'aime pas surveiller les chantiers ou interdire, etc. Et un jour, un tas de sable va lui murmurer des choses et lui dire que la plage, la mer, c'est très chouette. Ça fait naître une envie dans le cerveau de Polo qui va décider de faire un voyage de la ville jusqu'à la mer. Il aimerait devenir jouet de plage pour les enfants et, donc, que les enfants imaginent plein de jeux avec lui : que ce soit faire des châteaux de sable ou être porte-voix ou encore devenir un chapeau. C’est une quête de liberté mais aussi l'idée qu'on n'est pas forcément obligé de suivre la voie toute tracée ou une fonction dans laquelle on a été mise par certaines circonstances et qui ne nous convient pas. C'est une ode à la liberté de choix et de changer peut-être de vie si on en a envie. Donc, ça peut s'adresser aussi bien aux enfants qu'aux adultes. Et le style de cet album est très particulier avec un graphisme assez inédit : l'illustrateur a utilisé des calques de chantier pour faire les fonds. Et ensuite, c'est des papiers découpés et assemblés. Et donc c'est vraiment un graphisme avec des perspectives pas du tout réalistes, des distorsions, mais qui crée un univers très cohérent au final, avec des tonalités brunes qui rappellent le sable. C’est un livre dont je suis assez fier parce que je trouve qu'il entre totalement dans la ligne éditoriale et qu’il permet de réorienter le regard sur les objets du quotidien.
SF POUR VOIE LIVRES
Quel est l'ouvrage que tu rêverais de publier aux éditions du Croche-Patte ?
DAMIEN TORNINCASA
Un type d'ouvrage que j'aimerais bien explorer rejoint un des derniers papiers de Voie Livres : c’est l’album sans texte, parce que j'ai vraiment beaucoup d'intérêt pour ce type de narration. Il y a toujours du texte dans l'album sans texte, généralement dans le scénario qui aura été imaginé par l’auteurice ou l’illustrateurice. Et je trouve que c'est vraiment un support absolument magnifique pour plein de contextes, mais surtout dans des contextes plurilingues ou pluriculturels, où on peut lire le même livre sans parler la même langue. C’est aussi un type d’album qui valorise les capacités de l'enfant : souvent les enfants sont moins désarçonnés face à un album sans texte qu'un adulte, et surtout qu'un adulte qui devrait faire la lecture, puisqu'il n'y a pas de texte : « comment est-ce que je vais lire l'album ? ». C'est une opportunité de rééquilibrer les positionnements : l'enfant peut aussi raconter l'album sans forcément savoir lire.
SF POUR VOIE LIVRES
Quel est le dernier ouvrage que tu as lu et apprécié ? Quelles références pourrais-tu partager avec les lecteur·rices de Voie Livres ?
DAMIEN TORNINCASA
Alors, il y en a plein plein plein, parce que je lis plusieurs livres par jour, mais un livre qui m'a beaucoup marqué, qui est sorti récemment en librairie, c'est Le baiser du soir, de Clémentine Beauvais et illustré par Camille Romanetto, aux Éditions Sarbacane. Il y a un côté Proust dans cet album, avec l'idée que l’enfant attend le baiser du soir de la maman : ça crée en même temps de l'appréhension et de la joie dans l'attente. C’est un album plutôt contemplatif, où les sensations du personnage sont mises au premier plan. Et puis les illustrations sont magnifiques : elles jouent beaucoup avec la lumière, par exemple la lumière qui entre à travers la porte entre-ouverte ou la lumière de la chandelle posée sur la table de chevet de l’enfants Il y a aussi des jeux sur les tapisseries de la chambre d'enfants, puis il y a un côté très… très atemporel, on a plutôt l'impression que c'est un album qui se déroule dans le passé, à une autre époque.
SF POUR VOIE LIVRES
Et ma dernière question : que peut-on souhaiter aux éditions du Croche-Patte ?
DAMIEN TORNINCASA
Alors, ce qu'on peut souhaiter, concrètement, c'est de trouver une sorte de modèle économique qui permette que chaque livre finance le prochain et que la maison d'édition puisse être plus autonome dans son fonctionnement sans être trop dépendante d'aides ou sans avoir des sueurs froides quand il faut passer à la caisse pour imprimer un nouveau livre. Et, au-delà des considérations pragmatiques, c'est que les livres trouvent leur public et puissent permettre à des jeunes lecteurs, lectrices, de passer un bon moment. Et susciter chez eux et elles l'envie de lire d’autres ouvrages, quel que soit leur rapport – facile ou non – à la lecture.
Chronique rédigée par Sonya Florey (sonya.florey@hepl.ch), professeure ordinaire en didactique du français, HEP Vaud.



