Sous l’œil du géant
De la même façon que se clôt le récit des aventures d’une célèbre Alice au Wonderland, s’ouvre le dernier album de Tom Tirabosco ; sur une question : ne sort-on jamais de l’enfance ?
C’est en ce sens un sentiment profond qui pousse l’auteur à se raconter, celui de l’inadéquation entre soi et le monde autour de soi. « Pourquoi cette mélancolie, ou plutôt cette nausée ? Ma vie est plutôt confortable, alors pourquoi ce désenchantement…et ce sentiment d’urgence ? Ce ne sont pas les combats et les injustices qui manquent […] »« Pourquoi ce ras-le-bol, ce besoin d’en découdre ? Depuis quelques années, j’ai une méchante envie de partir en guerre contre mon époque. » (p.6-7)
Récit en forme de quête d’identité, donc, mais dans le même temps, recherche des origines de la création artistique -« comment parler de qui je suis aujourd’hui sans évoquer les petites choses qui présidèrent à ma vie de dessinateur ? » (p.10). Le livre s’ouvre sur la vision fantasmée de Tom, enfant, dessinant au cœur d’une forêt. Celle-ci, signe tangible de son imaginaire, s’offre au lecteur comme un lieu ambigu, puisqu’il protège du dehors, aussi bien qu’il est, du monde civilisé, le dehors par excellence.
Mais si « au début, il y a une forêt » (p.1), hors du temps, « cette histoire commence véritablement » (p.10) quelques pages plus loin, par la rencontre entre ses parents. On commence donc avant soi-même, et l’on naît habité, il y a de l’autre en soi avec quoi se débattre pour grandir.
Au commencement, il y a une étincelle, celle de la séduction entre deux êtres qui se révèleront rapidement incapables de s’accorder, d’adhérer l’un à l’autre. Et du fruit de cette désunion viendra un enfant pris dans le tourbillon des conflits. A l’origine, « je viens du ventre noir de la peur. J’aimerais rejoindre la surface. Mais là-haut, il y a les colères de mon père » (p.81)
L’album est structuré par deux mouvements, l’un horizontal et linéaire, guidé par la progression régulière des cases. L’autre vertical, lorsque les cases débordent, et, de façon spectaculaire, se percent puis s’enfouissent vers le bas, dans la profondeur infinie. Deux logiques, celle du temps, celle du hors temps ; celle du cours prescrit de la vie, en surface, l’autre, dans la profondeur sans fond et ambiguë - protectrice autant qu’inquiétante - de l’univers imaginaire.
Entre ces deux lignes, un signe commun, qui creuse l’album en son milieu (p.55-60), et se retrouve à la fin (p.120) : cette pieuvre, qui fait s’écrouler la progression linéaire de la vie, attirant Tom dans le sans-fond; la même dont il percera l’œil, à la fin, pour « remonter à la surface » et dépasser les peurs de l’enfance.
Car l’œil de la pieuvre, c’est aussi le regard du père « [dans lequel il a] passé son enfance à [se] chercher » (p.120), et qui, une fois qu’il l’aura percé, se dégonflera sur la dernière page, pour ne laisser apparaître que ce « ventre noir » duquel il est sorti. C’était la condition pour grandir et trouver sa place, quitter le foyer, car comme l’affirme la figure fantasmée du diable-père : « il n’y a qu’un homme dans cette maison » (p.86). Fin (qui n’en est pas tout à fait une), placée sous le signe de la victoire mais aussi de l’amertume ; car ce meurtre symbolique, cette libération du père par la sortie de l’enfance, cette deuxième naissance (ou est-ce la première ?) est marquée par la chute hors du wonderland ; « Le monde était en train de changer plus vite que je ne l’avais imaginé » (p.121), et si l’enfance a pu être en un sens une prison, paradoxalement, « […] c’était avant que la machine ne s’emballe, quand le monde me semblait infini » (p.122-123).
T. Tirabosco (2015), Wonderland, Genève : Editions Atrabile ©
En attaquant l’œil-ventre noir en son cœur, en perçant le regard, et en s’y substituant, pour, à son tour, regarder le petit Tom, Tirabosco trace une histoire qui dépasse le simple retour sur soi. Cela nous regarde, parce que cela regarde l’enfance, l’enfant en chacun de nous. Comment qualifier cette bande dessinée : album de jeunesse, sur la jeunesse, pour la jeunesse ? Question de regard, de connivence et de décalage. Certes, on ne le lit sans doute pas du même œil qu’on soit adulte ou enfant. Mais cela n’implique pas que l’on puisse avec certitude décider quelle littérature convient ou non à « la jeunesse ».
Au-delà de ses qualités intrinsèques évidentes, un tel livre nous laisse ainsi envisager une possible définition de la littérature jeunesse comme regard extérieur sur l’enfance, et de la questionner à cette aune.
En effet, comme toute catégorisation, une pareille définition, performative pourrait enfermer l’enfant dans le ventre noir de l’œil, soit dans l’image qu’on se fait de lui. L’œuvre de Tirabosco, quant à elle, a le pouvoir de créer des connivences au-delà des âges, en déplaçant le lecteur (l’adulte dans le ventre de l’enfance, l’enfant dans l’œil d’un adulte ne le regardant pas du dehors, mais se regardant lui-même et s’efforçant d’annuler la distance). Chance d’un trait d’union entre le Pays merveilleux et le monde, désenchanté, dès lors qu’on l’a compris (p.7). Regard d’adulte, certes, mais plutôt que sur l’enfance, porté dans l’enfance.
Par Mathieu Depeursinge, assistant à la HEP Vaud, mathieu.depeursinge@hepl.ch
chronique publiée le 11.01.2016