Une mer ronde pour des rencontres orangées

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Retour sur un album de Sylvie Neeman et d'Albertine haut en couleur et plein de poésie.

C’est l’histoire d’une rencontre, celle de Tina et d’Antonio, qui tous deux travaillent en mer, chacun sur un bateau promenant des voyageurs autour de la Terre.

C’est l’histoire d’une Terre ronde comme une orange, qui fait bien les choses, puisqu’elle rend la mer ronde à son tour et favorise les rencontres, abolit les distances.  

Dans l’univers créé par Sylvie Neeman et Albertine, tout semble tourner autour d’un certain regard posé sur le quotidien. Ce regard se retrouve dans l’histoire, au travers des actions et des perceptions des personnages. Tina est femme de chambre et, dans les cabines sans fenêtre, elle « accroche au mur une grande photo où on voit la mer et le ciel ; c’est presque pareil ». Antonio, cuisinier, a une spécialité : « le poisson ; le vrai, pas celui en petits rectanges. Le poisson qui nage, qui brille et frétille ». Les voyageurs prennent des photos et ensuite ils « regarderont chez eux les photos des belles choses ; ce sera presque pareil ». Pour rejoindre Tina, Antonio imagine un bateau en papier. Il plie, replie, tourne, découpe une grande feuille de papier puis y dessine des fenêtres « d’où on voyait le ciel », « d’où on voyait la mer et c’était presque pareil ». Créer de jolies fenêtres sur le monde, percevoir l’attrait d’un vrai poisson, capturer la beauté des paysages rencontrés ou encore inventer l’impensable pour transcender le réel et rejoindre l’Autre, c’est rendre compte d’un certain regard posé sur le monde, d’une possible poétisation du réel. Ce regard est non seulement propre aux personnages, mais constitutif de l’écriture qui les fait vivre.

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S. Neeman  & Albertine (2015),  La mer est ronde, Genève : La Joie de Lire ©   

Une conception de l’écriture comprise comme un rapport poétique au quotidien, à même de le sublimer, ne m’est pas inconnue. Elle me semble faire écho au parti pris de l’auteure, Sylvie Neeman, que j’ai eu la chance de rencontrer il y a peu. Effectivement, en tant qu’observatrice, j’ai assisté aux séances du tout nouvel atelier d’écriture qu’elle a animé. Au fil des séances, l’écrivaine a invité les enfants à développer un regard attentif à ce qui les entourait afin d’en déceler l’intérêt, voire la beauté. C’est ainsi qu’elle a proposé aux enfants de créer un portrait à partir de la simple observation d’un adulte inconnu vacant à ses occupations. Auparavant, elle avait également débuté une rencontre en faisant remarquer la vue splendide et improbable que nous avions sur la Cathédrale de Lausanne, au travers de la fenêtre …

Complémentaire à l’écriture de Sylvie Neeman, le travail d’Albertine participe pleinement à la constitution d’un album à la force poétique redoutable. Les illustrations d’Albertine agissent comme des captures d’instants du quotidien qui se retrouvent magnifiés. Elles sont organisées comme une succession de tableaux qui ne sont pas distribués chronologiquement (une analepse occupe le centre du récit et la pagination est inexistante). L’élégance du trait associé à une dominante de couleurs complémentaires – le bleu et l’orange qui ne sont pas sans rappeler l’épigraphe d’Eluard – créent une ambiance à la fois douce et lumineuse. Albertine multiplie les manières d’occuper une double page et de représenter une scène de l’histoire. Elle institue ainsi divers rapports au réel, tel le gros plan qui rappelle le cinéma pour mettre en avant des détails (Tina et l’avion à ses pieds puis dans sa poche), la bande dessinée qui représente plusieurs fois le même personnage sur une planche pour rendre compte de ses actions successives (Antonio cuisinant) ou encore la radiographie qui permet de voir l’intérieur d’un corps ou d’un objet (Tina et Antonio, chacun dans un bateau, qui se croisent la nuit). C’est également l’emplacement de l’écrit et le format choisi qui donnent toute leur importance aux illustrations d’Albertine. La zone dédiée à l’écrit est minime par rapport à la surface occupée par l’image. Le texte est confiné dans un espace restreint, ce qui donne l’impression qu’il sert d’inspiration à une illustration se développant alors sur toute la page, puis au-delà de celle-ci. Le format vertical du livre ainsi que les points de vue choisis concourrent à créer cette impression. Par exemple, c’est l’effet rendu par l’illustration sur laquelle figure Antonio pliant une feuille immense qui déborde la page. C’est une manière intéressante de suggérer le fait que l’univers de l’album peut franchir les frontières du livre et que ce livre a peut-être quelque chose à nous apprendre. S’agirait-il d’une invitation à poser un regard plus poétique sur le monde qui nous entoure ? 

Par Vanessa Depallens, assistante à la HEP Vaud, vanessa.depallens@hepl.ch

Chronique publiée le 18.04.2016