Passer de l’un à l’autre… entretien avec Paola Notari, éditrice

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10 ans, ça se fête ! Amateurs d’art, on dit aussi qu’ils sont lettreux. Jusqu’en octobre, Paola et Luca Notari retracent en pointillé quelques étapes de leur maison d’édition dans une exposition montée à la bibliothèque municipale de la Cité à Genève. Le temps d’un échange, nous reprenons la genèse d’une passion du livre et des images. Passion qui se décline entre le projet de livres d’art et la confection de livres destinés à la jeunesse.

Carole-Anne Deschoux Comment mariez-vous ces deux logiques (les livres d’art et les livres pour la jeunesse) ? Comme éditeurs, comment passe-t-on d’une logique à l’autre ? 

Paola Notari : Je ne sais pas si nous pouvons parler de mariage mais je dirais qu’il y a rencontres. Rencontres en posant des choix qui visent des dimensions artistiques marquées. Chronologiquement, nos auteurs ont d’abord travaillé pour des projets destinés à la jeunesse. Ils ont la « touche », cette dimension inexplicable, une profondeur. Puis après c’est un cheminement qui donne des livres de « qualité ». Pour la jeunesse, que met-on derrière ? Est-ce qu’un adulte aimant jouer, réfléchir, rêver est un enfant ? Cette question de livre destiné à la jeunesse est souvent une question de marché et de batailles théoriques. Et comme éditeurs, nous visons un public pas vraiment défini mais qui pourrait investir les mondes proposés pour faire son propre cheminement. Dans le processus de création, je repère, j’accompagne, je négocie et je laisse devenir. J’interviens et protège. Mais je ne me mets en route que s’il y a cette envie d’engagement mutuel dans ce qui pourrait se présenter.

CAD : Y a-t-il des lignes de forces qui se retrouvent dans les deux logiques ?

PN : Je dirais qu’il y a un travail à plusieurs niveaux autant pour les images que pour les textes – et dans les rapports entre ces deux univers. La densité est première.

Pour les axes, oui, je vois une maîtrise technique d’abord puis une lecture « résistante » de textes. Nous visons une densité culturelle et une pluralité d’interprétations. Pour moi, un livre accompagne une vie. Idéalement, il pourrait être lu plusieurs fois avec chaque fois une autre interprétation, une autre ouverture. Il n’y a surtout pas de soumissions – ni au monde du verbe ni à celui de l’image.

CAD : Y a-t-il des continuités ? des convergences ? à la fois d’un point de vue historique en regard des 10 ans de votre maison d’édition et des valeurs défendues

PN : Les continuités et les ruptures se réfèrent aux lignes de force de notre maison d’édition et aux personnes. 10 ans, cela donne 100 livres, une place sur le marché du livre francophone et la possibilité de poursuivre notre projet de « petite » maison d’édition – en tout cas pour l’instant. La continuité est là dans les tensions même de notre projet. Les convergences…des rencontres, des sensibilités, des résonances, des intuitions, du travail, des résistances. J’ai des tiroirs avec des textes, des images, des auteurs que j’aime, qui me parlent. Quand une perspective de réaliser la suite de l’histoire se présente, je la saisis, je provoque des rencontres ; après ça marche ou ça ne marche pas. Un auteur n’a pas toujours les clefs du monde de l’autre auteur…L’éditeur parfois les a ces clefs et d’autres fois il les cherche avec eux.

CAD : Y a-t-il des ruptures ? 

PN : Comme dans toutes rencontres. On fait cohabiter sur un même support deux auteurs. Parfois les deux collaborent, parfois pas ; parfois ils se (re)connaissent, parfois pas. Des ruptures dans des relations, dans des projets qui n’aboutissent pas. On n’a pas tous la même façon de fonctionner ni les mêmes valeurs. Il y a aussi des ruptures liées au marché. Parfois un style, une thématique ne trouvent pas d’écho dans le public. Nous essayons une fois, deux fois… Après nous devons quand même vivre. Nous cherchons ailleurs. Ce fut le cas pour une auteure suédoise dont nous aimons énormément le travail mais qui n’a pas été reçue par nos lecteurs…

Mais aussi la possibilité d’identifier de nouvelles orientations. Quand un texte et des images ne peuvent pas partager le même support, parfois il vaut mieux qu’ils se séparent pour donner peut-être quelque chose d’autre – de meilleur. Parfois, nous refusons des textes et gardons les images et parfois l’inverse. Après ce moment de « cassure », une autre histoire est alors possible. Si les personnes intéressées veulent poursuivre et que nous aussi, nous poursuivons.

CAD : Et maintenant, comme lecteur, comment passe-t-on d’une logique à l’autre ? Comment accompagner ces explorations ?

PN : Je suis aussi enseignante de langues. Cette expertise nourrit de plus en plus mon travail de compréhension d’univers différents. On ne laisse pas assez de temps pour entrer dans un univers, on ne consacre pas assez de temps à la lecture d’images, à l’appréhension de la complexité.

CAD : Quelle motivation à publier des « beaux » livres, dans une société aux prises avec le livre de poche ou le livre électronique ? Quelle valeur porte encore l’objet-livre à vos yeux ?

PN : Je choisis le papier. La reproduction est parfois un moment difficile, un cauchemar, même. Les choix sont des compromis qui sont l’aboutissement de résistances. La diffusion est essentielle mais lourde et coûte plus de 60% du prix du livre.

Je sais que nous devons nous poser cette question, toujours actuelle. On nous l’adresse souvent. Pour l’instant nous y réfléchissons.

 CAD : Arrêtons-nous sur un poème de Michel Butor qui ouvre l’exposition et qui est dédié à votre mari Luca Notari :

« Ainsi dans ce que j’ai écrit

l’actuel côtoie le périmé

je trébuche d’un âge à l’autre

et j’ai même changé de siècle

comme vous comme tous ces gens

obsédés par le temps qui passe

les sonneries des téléphones

le carillon des rendez-vous »

CAD : Est-ce que ce poème est une métaphore de notre société contemporaine ? Le livre permet-il de s’extraire de « l’obsession du temps qui passe » ?

PN : Dans cette citation, je vois une métaphore du livre d’abord. De la littérature et des images dans la vie d’une personne. Cette personne se sent décalée et se demande si elle a encore quelque chose à apporter à cette société. Pour moi, j’y vois le sens de traverser les âges, d’être un témoin de ce qui se fait, se vit, se dit. La pertinence de ce qui est dit importe beaucoup même s’il y a décalages.

La richesse du sens que nous pouvons construire avec notre quotidien – nous les êtres humains – les êtres de culture pour vaincre peut-être le temps… Oui. Et continuer le pari de vivre…

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C. Carrer & M.-C. Ruata-Arn (2016), Regarde, je ne pleure plus, Notari ©

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S. Härr & C. Pieropan (2015), Tu grimpes drôlement bien aux arbres, Notari ©

                                                             

Entretien réalisé par Carole-Anne Deschoux, professeure-formatrice à la HEP Vaud,  Carole-Anne.Deschoux@hepl.ch 

Chronique publiée le 05.09.2016