L’histoire sans début

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 Y. Grevet, F. Hinckel, V. Villeminot, C. Trébor, U4, Paris : Nathan/Syros, 2015. ©

Dans la constellation de la science-fiction, le genre post-apocalyptique connaît depuis plusieurs décennies un succès croissant. Phénomène trans-media, il compte des oeuvres marquantes, en littérature, avec, entre autres, La route, de Cormac McCarthy, dont l’adaptation cinématographique de grande qualité a offert parmi l’un des tableaux de désolation les plus poignants de ces dernières années. On ne saurait oublier, pour rester dans le 7ème art, le cultissime Mad Max, auquel son réalisateur a offert il y a peu une cure de jouvence. On pensera encore à la déferlante du zombi dans les salles obscures ; enfin, et quoiqu’il n’obéisse pas exactement aux mêmes codes, le film catastrophe, qui constitue l’un des matériaux de base du blockbuster hollywoodien, n’est pas sans flirter avec cet univers. En effet, quoiqu’il ne le montre pas, il met en scène un monde à deux doigts de basculer dans l’apocalypse.

Est-ce là un symptôme d’époque ? Serions-nous saisis d’un effroi millénariste ? Cherchons-nous, par-là, à conjurer les craintes que les multiples perturbations écologiques et politiques ne manquent pas de susciter?

La déferlante en tous les cas n’a pas manqué de toucher le monde de la littérature jeunesse, à travers un ovni éditorial paru il y a bientôt deux ans, en août 2015. Le but de cette chronique n’est pas d’offrir une réplique au séisme, mais d’interroger un succès de librairie et ses potentialités didactiques.

U4 est une série de quatre romans distincts au concept assez particulier, et très accrocheur, comme en témoignent sa couverture médiatique et ses ventes en librairie. Chaque roman est écrit de la plume d’un auteur différent (Yves Grevet, Florence Hinckel, Vincent Villeminot, Carole Trébor) et se centre à chaque fois sur un autre héros – dont le genre est délibérément opposé dans tous les cas à celui de l’auteur. Néanmoins, à travers ces quatre tomes, c’est un seul et même récit qui est repris de quatre points de vue différents.

Le concept du récit polyphonique n’a rien de révolutionnaire en soi. Parmi tant de titres, on peut remonter jusqu’au classique de la littérature épistolaire que sont Les liaisons dangereuses, ou mentionner d’autres monuments, tels Le Bruit et la Fureur – lui aussi composé en quatre parties, racontées du point de vue d’autant de narrateurs (peut-être n’y a-t-il là qu’une coïncidence), en allant jusqu’au très marquant La Horde du contrevent, d’Alain Damasio, pour en venir à l’extrême contemporain.

Où donc se situent l’originalité et l’intérêt du projet U4 ? Premièrement, la mise en œuvre de la polyphonie y est très habile, comme l’illustre le choix d’une édition conjointe en quatre volumes : les quatre tomes ont paru le même jour. Les quatre volumes se déroulent durant la même période – débutant tous, environ au même moment. Au-delà du seul coup de génie marketing, ce lancement reflète donc l’organisation de cette drôle de quadrilogie, obéissant à la proposition de lecture faite aux dos de la couverture : « 4 romans à lire dans l’ordre de votre choix ». A travers cette construction des voix narratives, la temporalité du livre met en abîme la temporalité même de la lecture, rappelant que la question formelle n’est jamais gratuite, mais constitue l’un des ferments de l’expérience du lecteur.

Deuxièmement, il faut relever que ce projet détonne dans l’horizon du roman adolescent, ce qui ne l’a pas empêché, bien au contraire, de connaitre un grand succès auprès de ce public ; faisant la démonstration que l’expérimentation n’est pas réservée qu’à la littérature dite adulte.

En effet, U4 - digne représentant des bien nommés page turner par les anglo-saxons - tient son lecteur en haleine et séduira au-delà de son public-cible. L’intensité de sa tension narrative (Baroni, 2007) est d’ailleurs décuplée par la distribution de l’information à travers les quatre points de vue de personnages qui se croisent au fil des pages.

Le succès de ces livres invite à s’interroger sur le concept de littérature jeunesse et nous rappelle qu’il convient d’envisager le présupposé selon lequel on pourrait déterminer le public adéquat d’une œuvre ou d’un genre avec une certaine circonspection. Ainsi, l’une des tâches de la didactique devrait être de questionner le fondement de l’idée largement partagée selon laquelle existeraient des œuvres « de primaire », « de collège » ou encore « de gymnase/ lycée…».

Cette entreprise didactique, néanmoins, n’est en rien incompatible avec la prise en compte d’œuvres qui obtiennent le plébiscite des jeunes lecteurs sans que ne soit requise la médiation de l’enseignant. Entre la tâche traditionnelle de faire entrer dans la culture, de pousser les enfants et les adolescents à s’intéresser à des domaines qu’ils ne connaissent peut-être pas ou qui peuvent les rebuter d’emblée, et l’autre de s’intéresser et de laisser entrer à l’école ce qui fait leurs goûts, et qu’ils élisent d’eux-mêmes, l’enseignant-e, aujourd’hui, heureusement, n’a plus à choisir.

Faire tenir ces deux objectifs, c’est le pari que ces quatre auteurs ont relevé avec succès, légitimant pleinement la place de U4 dans l’enseignement. Un peu à la manière de ce genre maintenant tombé en désuétude, mais dont le concept explorait, malgré tout, avec grande intelligence les ressorts techniques de la narrativité, U4, qu’il faut réellement envisager comme une seule œuvre, apparaît comme un « livre dont vous êtes le héros » ; sans commencement ni fin, il est à même de bousculer chez les élèves une définition scolaire souvent trop restrictive de la narrativité.

Par Mathieu Depeursinge, assistant à la HEP Vaud, mathieu.depeursinge@hepl.ch

Chronique publiée le 13.02.2017