Chacun cherche sa peau

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Lecture de La tortue géante des Galapagos, de Rébecca Dautremer

Bienvenue dans le théâtre fantasque et merveilleux de Rebecca Dautremer. Ici, on joue ! Avec les mots, les codes et représentations ; avec l’Histoire aussi. Comment mieux introduire les jeunes lecteurs dans l’épais taillis des signes et traditions qu’en faisant dérailler leur machinerie ? La tortue géante des Galapagos, nous dit-on, est le fait d’un auteur moldave du 17ème siècle Dragoljub Zlhtrkjrswnvkke (je crois n’avoir oublié aucune consonne…), injustement passé aux oubliettes de l’Histoire desquelles Dautremer l’a fait remonter pour réparer cette impardonnable bévue.

Au passage, elle a eu la bienveillante attention d’adapter à notre goût et à nos rythmes une pièce qui eut pu nous sembler trop étrangère : autres temps, autres mœurs : « elle s’autorise […] à remettre la trame au goût du jour et supprime judicieusement quelque 178 petits rôles secondaires initialement prévus. Elle resserre l’intrigue, épure le discours, bref elle rend l’action plus claire et, c’est heureux, plus rapide. »

Dès lors, au lieu de cette (trop) abondante ménagerie, le lecteur se retrouve face à une « tragédie en cinq actes pour une coccinelle, un moustique et 8 animaux de ferme ». Ici, on joue, et surtout, on déjoue.

Petit précis de déconstruction

A commencer par la désormais incontournable question des genres. Un texte de théâtre, qui en respecte la plupart des codes formels (scènces, didascalies, dialogues…), constitue-t-il un album de jeunesse ? Peut-on se demander, au vu de la maigre part accordée à ce genre dans ce corpus. S’agit-il par ailleurs d’une tragédie, comme on nous l’annonce ? Assurément pas! Pour le vérifier, tournons les pages, et résumons :

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R. Dautremer (2006). La tortue géante des Galapagos, Paris : Gautier-Languereau ©

Carnaval approche. Vite, vite, trouver vêture à sa mesure. Chacun des 10 personnages qui occuperont la scène tracée par les pinceaux de Dautremer est tout affairé à son costume. Situation initiale : « Un champ, au loin un arbre effeuillé, des graminées clairsemées, une tige de sauge. Coccinelle soupire. Moustique s’ennuie. » « Deux jours, seulement deux jours, Moustique ! Deux jours avant carnaval ! […] Je veux, et j’aurai, le plus beau des costumes cette année ! Un costume de tortue géante des Galapagos !» « Moustique (moqueur) : « Eeet…comment feras-tu, toi qui es si mini, pour porter un costume de tortue géante ? » » Les ressorts sont posés, ceux de la tragédie même : la confrontation d’un être infime au gigantisme de ses aspirations vouées, par son obstination, à l’échec. De page en page, de tableau en tableau, Coccinelle ira chercher auprès des autres animaux de l’aide pour fabriquer son costume de tortue géante. Mais tous, déjà trop occupés à leur propre besogne, lui répondront invariablement non : « plous dé temps pour la tortue » « Mmmais…Comme tu l’vois, mon p’tit…Je…ch’fignole ma robe de gracieuse libellule, et… », « c’est bien trop grand pour toi… ».

De guerre lasse, Coccinelle, dépitée, se rendra, le jour arrivé, au grand concours dans sa peau simplement…de coccinelle. Elle passe inaperçue, les uns les autres se mirant dans un défilé d’exclamations qui fait tourner la langue en onomatopées: « Ah ah AH » « Ooooh » « Mais ! » « Visez un peu les plumes, les gars ! » « Ah, ah, ah ! » « Oooh ! » « Ce rose ! »…

Pauvre Coccinnelle, en retrait des autres, qui l’ont tant négligée… mais ce serait sans compter sur Moustique (jusqu’alors tout entier à son ennui…) qui, « jovial », la pousse sur la scène, face aux regards soudain médusés et Miracle ! « Mais… » « Qu’est-ce que… » « C’est…C’est… » « Eh ? », « C’est… » « Ravissant… » « Cette robe… » « Rouge ! » « Et ce rouge ! » « Vif ! » « Ces pois ! » « Noirs ! » « Gracieux ! » « Habile ! » « Très habile ! ».

Habile ? Comble d’ironie, le dépit se voit transformé en « idée géniale », et sa peau en « super costume » qui lui vaudra de remporter, cette année enfin, le concours. La pièce finit en liesse. Quittant la scène, tous chantent pour l’occasion un « classique » des comptines- j’ai du bon tabac dans ma tabatière- déguisé en « Quand c’est soir de fête, quand c’est Carnaval / A un beau costume, et c’est là qu’est l’os / Assurément pour n’être pas banal/ il faut réfléchir, il faut cogitos […] », et Coccinelle, à peine remise de sa joie, se rêve déjà, pour le prochain carnaval, en otarie blanche des Kergelen… demandant à Moustique : « Tu m’aideras ? ».

Bas les masques

Elle a gagné, certes, mais n’a rien appris. Nous autres lecteurs, avons ri, beaucoup… et très peu pleuré. Tragique, la tortue? Pas plus que ses personnages n’étaient des animaux, car, ce que le texte ne révèle jamais, les superbes illustrations de Dautremer qui inondent de leur couleur et de leur aura de mystère les pleines pages de l’album, nous le montrent. Moustique, Coccinnelle, Canard, Chèvre et les autres, sont en fait des hommes, des femmes et des enfants, comme vous et moi, déguisés en chèvre, en canard, ou en insecte. Par une mise en abyme foisonnante et permanente, c’est l’album entier qui se trouve être une scène de carnaval, et ce que l’on avait pris pour de l’ironie (Coccinelle gagnant pour s’être « déguisée » de sa peau-métaphore sublime s’il en est !), les illustrations nous le dépeignent dans son sens littéral. Peut-on encore parler d’illustration dès lors ? C’est en définitive entre le texte et les tableaux, qu’il y a du jeu.

Capture d’écran 2016-10-21 à 08.31.04 Capture d’écran 2016-10-21 à 08.31.15

R. Dautremer (2006). La tortue géante des Galapagos, Paris : Gautier-Languereau ©

Mais assez parlé, assez commenté : ce qu’il faudrait faire avec ce superbe album, c’est le jouer : le dire, le chanter, l’exposer ; hurler à tue-tête « tagada pouet pouet », ou assister, admiratif, au véritable défilé de mode qui se déroule de page en page.

Par Mathieu Depeursinge, assistant à la HEP Vaud, mathieu.depeursinge@hepl.ch

Chronique publiée le 24.10.2016